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Page:Œuvres complètes de Blaise Pascal Hachette 1871, vol1.djvu/49

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LETTRE I

rivière, c’est avoir un bateau, des bateliers, des rames, et le reste, en sorte que rien ne manque. — Fort bien, me dit-il. — Et avoir le pouvoir prochain de voir, lui dis-je, c’est avoir bonne vue, et être en plein jour ; car qui auroit bonne vue dans l’obscurité n’auroit pas le pouvoir prochain de voir, selon vous, puisque la lumière lui manqueroit, sans quoi on ne voit point. — Doctement, me dit-il. — Et par conséquent, continuai-je, quand vous dites que tous les justes ont toujours le pouvoir prochain d’observer les commandemens, vous entendez qu’ils ont toujours toute la grâce nécessaire pour les accomplir ; en sorte qu’il ne leur manque rien de la part de Dieu. — Attendez, me dit-il, ils ont toujours tout ce qui est nécessaire pour les observer, ou du moins pour le demander à Dieu. — J’entends bien, lui dis-je, ils ont tout ce qui est nécessaire pour prier Dieu de les assister, sans qu’il soit nécessaire qu’ils aient aucune nouvelle grâce de Dieu pour prier. — Vous l’entendez, me dit-il. — Mais il n’est donc pas nécessaire qu’ils aient une grâce efficace pour prier Dieu ? — Non, me dit-il, suivant M. Le Moine. »

Pour ne point perdre de temps, j’allai aux Jacobins, et demandai ceux que je savois être des nouveaux thomistes. Je les priai de me dire ce que c’est que pouvoir prochain, « N’est-ce pas celui, leur dis-je, auquel il ne manque rien pour agir ? — Non, me dirent-ils. — Mais quoi ! mes pères, s’il manque quelque chose à ce pouvoir, l’appelez-vous prochain, et direz-vous, par exemple, qu’un homme ait, la nuit, et sans aucune lumière, le pouvoir prochain de voir ? — Oui-da, il l’auroit, selon nous, s’il n’est pas aveugle. — Je le veux bien, leur dis-je ; mais M. Le Moine l’entend d’une manière contraire. — Il est vrai, me dirent-ils, mais nous l’entendons ainsi. — J’y consens, leur dis-je ; car je ne dispute jamais du nom, pourvu qu’on m’avertisse du sens qu’on lui donne. Mais je vois par là que, quand vous dites que les justes ont toujours le pouvoir prochain pour prier Dieu, vous entendez qu’ils ont besoin d’un autre secours pour prier, sans quoi ils ne prieront jamais. — Voilà qui va bien, me répondirent mes pères en m’embrassant, voilà qui va bien : car il leur faut de plus une grâce efficace qui n’est pas donnée à tous, et qui détermine leur volonté à prier ; et c’est une hérésie de nier la nécessité de cette grâce efficace pour prier.

— Voilà qui va bien, leur dis-je à mon tour ; mais, selon vous, les jansénistes sont catholiques, et M. Le Moine hérétique ; car les jansénistes disent que les justes ont le pouvoir de prier, mais qu’il faut pourtant une grâce efficace ; et c’est ce que vous approuvez. Et M. Le Moine dit que les justes prient sans grâce efficace ; et c’est ce que vous condamnez. — Oui, dirent-ils ; mais M. Le Moine appelle ce pouvoir pouvoir prochain.

— Quoi ! mes pères, leur dis-je, c’est se jouer des paroles, de dire que vous êtes d’accord à cause des termes communs dont vous usez, quand vous êtes contraires dans le sens. » Mes pères ne répondirent rien ; et sur cela, mon disciple de M. Le Moine arriva par un bonheur que je croyois extraordinaire ; mais j’ai su depuis que leur rencontre n’est pas rare, qu’ils sont continuellement mêlés les uns avec les autres.

Je dis donc à mon disciple de M. Le Moine : « Je connois un homme