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LETTRES PROVINCIALES.

grâce suffisante donnée à tous les hommes ; mais ils veulent néanmoins que les hommes n’agissent jamais avec cette seule grâce, et qu’il faille, pour les faire agir, que Dieu leur donne une grâce efficace qui détermine réellement leur volonté à l’action, et laquelle Dieu ne donne pas à tous. — De sorte que, suivant cette doctrine, lui dis-je, cette grâce est suffisante sans l’être. — Justement, me dit-il ; car, si elle suffit, il n’en faut pas davantage pour agir ; et si elle ne suffit pas, elle n’est pas suffisante.

— Mais, lui dis-je, quelle différence y a-t-il donc entre eux et les jansénistes ? — Ils diffèrent, me dit-il, en ce qu’au moins les dominicains ont cela de bon, qu’ils ne laissent pas de dire que tous les hommes ont la grâce suffisante. — J’entends bien, répondis-je ; mais ils le disent sans le penser, puisqu’ils ajoutent qu’il faut nécessairement, pour agir, avoir une grâce efficace, qui n’est pas donnée à tous : ainsi, s’ils sont conformes aux jésuites par un terme qui n’a pas de sens, ils leur sont contraires, et conformes aux jansénistes dans la substance de la chose. — Cela est vrai, dit-il. — Comment donc, lui dis-je, les jésuites sont-ils unis avec eux ? et que ne les combattent-ils aussi bien que les jansénistes, puisqu’ils auront toujours en eux de puissans adversaires, lesquels, soutenant la nécessité de la grâce efficace qui détermine, les empêcheront d’établir celle qu’ils veulent être seule suffisante ?

— Les dominicains sont trop puissans, me dit-il, et la Société des jésuites est trop politique pour les choquer ouvertement. Elle se contente d’avoir gagné sur eux qu’ils admettent au moins le nom de grâce suffisante, quoiqu’ils l’entendent en un autre sens. Par là elle a cet avantage, qu’elle fera passer leur opinion pour insoutenable, quand elle le jugera à propos, et cela lui sera aisé ; car, supposé que tous les hommes aient des grâces suffisantes, il n’y a rien de plus naturel que d’en conclure que la grâce efficace n’est donc pas nécessaire pour agir, puisque la suffisance de ces grâces générales excluroit la nécessité de toutes les autres. Qui dit suffisant marque tout ce qui est nécessaire pour agir ; et il serviroit de peu aux dominicains de s’écrier qu’ils donnent un autre sens au mot de suffisant ; le peuple, accoutumé à l’intelligence commune de ce terme, n’écouteroit pas seulement leur explication. Ainsi la Société profite assez de cette expression que les dominicains reçoivent, sans les pousser davantage ; et si vous aviez la connoissance des choses qui se sont passées sous les papes Clément VIII et Paul V, et combien la Société fut traversée dans l’établissement de la grâce suffisante, par les dominicains, vous ne vous étonneriez pas de voir qu’elle ne se brouille pas avec eux, et qu’elle consent qu’ils gardent leur opinion, pourvu que la sienne soit libre, et principalement quand les dominicains la favorisent par le nom de grâce suffisante, dont ils ont consenti de se servir publiquement.

« Elle est bien satisfaite de leur complaisance. Elle n’exige pas qu’ils nient la nécessité de la grâce efficace ; ce seroit trop les presser : il ne faut pas tyranniser ses amis ; les jésuites ont assez gagné. Car le monde se paye de paroles ; peu approfondissent les choses ; et ainsi, le nom de grâce suffisante étant reçu des deux côtés, quoique avec divers sens, il