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Page:Œuvres complètes de Blaise Pascal Hachette 1871, vol1.djvu/53

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LETTRE II.

n’y a personne, hors les plus fins théologiens, qui ne pense que la chose que ce mot signifie soit tenue aussi bien par les jacobins que par les jésuites, et la suite fera voir que ces derniers ne sont pas les plus dupes. »

Je lui avouai que c’étoient d’habiles gens ; et, pour profiter de son avis, je m’en allai droit aux Jacobins, où je trouvai à la porte un de mes bons amis, grand janséniste, car j’en ai de tous les partis, qui demandoit quelque autre père que celui que je cherchois. Mais, à force de prières, je l’engageai à m’accompagner, et demandai un de mes nouveaux thomistes. Il fut ravi de me revoir : « Eh bien ! mon père, lui dis-je, ce n’est pas assez que tous les hommes aient un pouvoir prochain, par lequel pourtant ils n’agissent en effet jamais ; ils faut qu’ils aient encore une grâce suffisante, avec laquelle ils agissent aussi peu. N’est-ce pas là l’opinion de votre école ? — Oui, dit le bon père ; et je l’ai bien dit ce matin en Sorbonne. J’y ai parlé toute ma demi-heure, et sans le sable j’eusse bien fait changer ce malheureux proverbe qui court déjà dans Paris : « Il opine du bonnet comme un moine en Sorbonne. » — Et que voulez-vous dire par votre demi-heure et par votre sable ? lui répondis-je ; taille-t-on vos avis à une certaine mesure ? — Oui, me dit-il, depuis quelques jours. — Et vous oblige-t-on de parler demi-heure ? — Non. On parle aussi peu qu’on veut. — Mais non pas tant que l’on veut, lui dis-je. Ô la bonne règle pour les ignorans ! Ô l’honnête prétexte pour ceux qui n’ont rien de bon à dire ! Mais enfin, mon père, cette grâce donnée à tous les hommes est suffisante ? — Oui, dit-il. — Et néanmoins elle n’a nul effet sans grâce efficace ? — Cela est vrai, dit-il. — Et tous les hommes ont la suffisante, continuai-je, et tous n’ont pas l’efficace ? — Il est vrai, dit-il. — C’est-à-dire, lui dis-je, que tous ont assez de grâce, et que tous n’en ont pas assez ; c’est-à-dire que cette grâce suffit, quoiqu’elle ne suffise pas ; c’est-à-dire qu’elle est suffisante de nom, et insuffisante en effet. En bonne foi, mon père, cette doctrine est bien subtile. Avez-vous oublié, en quittant le monde, ce que le mot de suffisant y signifie ? ne vous souvient-il pas qu’il enferme tout ce qui est nécessaire pour agir ? Mais vous n’en avez pas perdu la mémoire : car, pour me servir d’une comparaison qui vous sera plus sensible, si l’on ne vous servoit à table que deux onces de pain et un verre d’eau par jour, seriez-vous content de votre prieur qui vous diroit que cela seroit suffisant pour vous nourrir, sous prétexte qu’avec autre chose qu’il ne vous donneroit pas, vous auriez tout ce qui vous seroit nécessaire pour vous nourrir ? Comment donc vous laissez-vous aller à dire que tous les hommes ont la grâce suffisante pour agir, puisque vous confessez qu’il y en a une autre absolument nécessaire pour agir, que tous n’ont pas ? Est-ce que cette créance est peu importante, et que vous abandonnez à la liberté des hommes de croire que la grâce efficace est nécessaire ou non ? Est-ce une chose indifférente de dire qu’avec la grâce suffisante on agit en effet ? — Comment, dit ce bon homme, indifférente ! C’est une hérésie, c’est une hérésie formelle. La nécessité de la grâce efficace pour agir effectivement est de foi ; il y a hérésie à la nier.

— Où en sommes-nous donc ? m’écriai-je ; et quel parti dois-je ici