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LETTRE V.

Point du tout, dit-il : je ne parlois pas en cela selon ma conscience, mais selon celle de Ponce et du P.  Bauny ; et vous pourriez les suivre en sûreté, car ce sont d’habiles gens. — Quoi ! mon père, parce qu’ils ont mis ces trois lignes dans leurs livres, sera-t-il devenu permis de rechercher les occasions de pécher ? Je croyois ne devoir prendre pour règle que l’Écriture et la tradition de l’Église, mais non pas vos casuistes. — Ô bon Dieu, s’écria le père, vous me faites souvenir de ces jansénistes ! Est-ce que le P.  Bauny et Basile Ponce ne peuvent pas rendre leur opinion probable ? — Je ne me contente pas du probable, lui dis-je, je cherche le sûr. — Je vois bien, me dit le bon père, que vous ne savez pas ce que c’est que la doctrine des opinions probables ; vous parleriez autrement si vous le saviez. Ah ! vraiment, il faut que je vous en instruise. Vous n’aurez pas perdu votre temps d’être venu ici ; sans cela vous ne pouviez rien entendre. C’est le fondement et l’A B C de toute notre morale. » Je fus ravi de le voir tombé dans ce que je souhaitois ; et, le lui ayant témoigné, je le priai de m’expliquer ce que c’étoit qu’une opinion probable. « Nos auteurs vous y répondront mieux que moi, dit-il. Voici comme ils en parlent tous généralement, et, entre autres, nos vingt-quatre (in Princ., ex. III, n. 8) : « Une opinion est appelée probable, lorsqu’elle est fondée sur des raisons de quelque considération. D’où il arrive quelquefois qu’un seul docteur fort grave peut rendre une opinion probable. Et en voici la raison : « Car un homme adonné particulièrement à l’étude ne s’attacheroit pas à une opinion, s’il n’y étoit attiré par une raison bonne et suffisante. » — Et ainsi, lui-dis-je, un seul docteur peut tourner les consciences et les bouleverser à son gré, et toujours en sûreté. — Il n’en faut pas rire, me dit-il, ni penser combattre cette doctrine. Quand les jansénistes l’ont voulu faire, ils y ont perdu leur temps. Elle est trop bien établie. Écoutez Sanchez, qui est un des plus célèbres de nos pères (Som., liv. I, chap. i, n. 7) : « Vous douterez peut-être si l’autorité d’un seul docteur bon et savant rend une opinion probable : à quoi je réponds que oui ; et c’est ce qu’assurent Angélus, Sylv. Navarre, Emmanuel Sa, etc. Et voici comme on le prouve. Une opinion probable est celle qui a un fondement considérable : or, l’autorité d’un homme savant et pieux n’est pas de petite considération, mais plutôt de grande considération ; car… Écoutez bien cette raison… si le témoignage d’un tel homme est de grand poids pour nous assurer qu’une chose se soit passée, par exemple, à Rome, pourquoi ne le sera-t-il pas de même dans un doute de morale ? »

— La plaisante comparaison, lui dis-je, des choses du monde à celles de la conscience ! — Ayez patience ; Sanchez répond à cela dans les lignes qui suivent immédiatement : « Et la restriction qu’y apportent certains auteurs ne me plaît pas, que l’autorité d’un tel docteur est suffisante dans les choses de droit humain, mais non pas dans celles de droit divin ; car elle est de grand poids dans les unes et dans les autres. »

— Mon père, lui dis-je franchement, je ne puis faire cas de cette règle. Qui m’a assuré que, dans la liberté que vos docteurs se donnent