Aller au contenu

Page:Œuvres complètes de Delphine de Girardin, tome 2.djvu/13

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
7
LE LORGNON.

Puis, contrefaisant l’accent allemand, il ajouta : — C’est un cache t’amour, un ton te la peauté.

Edgar ne put s’empêcher de sourire, et Frédéric de s’écrier :

— Plus de doute, c’est un cache, un cache t’amour.

— Va pour un cache, reprit en riant Edgar un peu remis de son émotion ; aussi bien c’est la dernière fois qu’on m’en parlera ; puisqu’il me rend ridicule, je ne le porterai plus.

M. de Lorville n’était que depuis peu de temps possesseur de ce lorgnon mystérieux. L’histoire en paraîtra surprenante ; plusieurs même douteront du fait, aussi me contenterai-je de le rapporter fidèlement sans l’expliquer.

Au moment de terminer ses voyages, Edgar avait rencontré au fond d’une petite ville de la Bohême un savant inconnu du monde, et d’autant plus instruit, car il avait employé à son instruction le temps qu’on use ordinairement à la faire valoir. À la fois physicien, médecin, mécanicien, opticien, il était tout, excepté Bohémien. Cet homme étonnant, à force d’étudier les diverses propriétés de la vue, les variantes qualités du cristal, les mystères de la myopie et tous les secrets de la science oculaire, était parvenu, après bien des années, bien des travaux, bien des veilles, après ces longs jours de découragement qui servent de repos à la science, et ces heures enivrantes où l’imagination s’enflamme aux premières lueurs d’une découverte… après avoir plus d’une fois consulté le célèbre Gall et Lavater, après avoir endormi et réveillé plus d’une somnambule, il était parvenu, dis-je, à composer une sorte de verre si parfaitement harmonisé aux rayons visuels, qui reproduisait si fidèlement les moindres expressions de la physionomie, qui montrait d’une manière si merveilleuse ces détails imperceptibles, ces fugitives contractions de nos traits causées par les divers mouvements de l’âme, que l’œil, aidé de ce flambeau, pénétrait la pensée la plus profonde, et traduisait, pour ainsi dire, la fausseté la plus intime. En un mot, le possesseur de cet antiprisme, de ce télescope moral, voyait aussi loin dans la pensée que l’astronome dans les cieux ; et quel que fût le masque qui recouvrît votre visage, vous n’aviez, à travers ce cristal délateur, que la physionomie de vos véritables sentiments.

Vivant dans la retraite et avec de bonnes gens qui ne