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Page:Œuvres complètes de Delphine de Girardin, tome 2.djvu/12

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LE LORGNON.

manière insupportable, et, par parenthèse, avec le plus vilain lorgnon que perruquier de vaudeville, faraud de boulevard, calicot de province, aient jamais porté de leur vie.

— Tu m’étonnes. J’ai été élevé avec Lorville, il avait une vue excellente, et…

— Justement, c’est une ruse diplomatique. La parole, dit-on, a été inventée pour cacher ce qu’on pense, et le lorgnon pour cacher que l’on y voit.

— Tu te trompes. Edgar n’est pas si profond que cela. Malgré ses succès à Vienne et ses voyages merveilleux en Bohême, je ne le croirai jamais un rêveur mélancolique… Eh ! vraiment, j’ai raison, s’écria M. de Fontvenel, c’est bien lui que j’aperçois sur la terrasse ; il rit tout seul comme un fou.

— En effet, c’est lui-même, reprit M. Narvaux ; mais qu’a-t-il donc à rire ainsi en lorgnant cette petite blonde ? Il faut absolument savoir ce qui l’amuse tant.

À ces mots, tous deux franchissent l’escalier de la terrasse.

M. de Lorville, les ayant aperçus, vint à eux avec empressement. Son visage gracieux parut rayonnant de plaisir en reconnaissant M. de Fontvenel, son ami d’enfance ; mais quelle que fut sa politesse, il ne put dissimuler une impression désagréable en serrant la main que Frédéric lui tendait affectueusement ; par un mouvement involontaire, il saisit vivement son lorgnon, le cacha dans sa poitrine, et bientôt sa physionomie reprit son expression habituelle de mélancolie.

Ce mouvement n’échappa point aux deux amis, et après les premières phrases du retour, les questions mille fois répétées, les compliments, les reproches, les explications inutiles de lettres perdues ou restées sans réponse, de voyages projetés, d’événements imprévus, après toutes ces inutilités du passé qui font oublier les faits importants de la veille, M. de Fontvenel dit à son ami :

— Depuis quand es-tu devenu aveugle ? il n’est bruit que de ton lorgnon et de la manière dont tu en uses ; voyons un peu s’il mérite sa réputation ?

Edgar rougit et jeta un regard dédaigneux sur M. Narvaux, qui s’écria :

— Je devine, c’est un souvenir de quelque belle Allemande !