Page:Œuvres complètes de Delphine de Girardin, tome 2.djvu/15

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

ont la même pensée ! » Le sage aurait dit : Partout les hommes sont les mêmes.

Voilà donc un jeune étourdi de vingt-trois ans, plein de droiture et de confiance, jeté au milieu de la société tortueuse de Paris avec le secret de tous. Les parents d’Edgar, attachés à l’ancienne cour, s’étaient retirés dans une de leurs terres en province. Ses meilleurs amis étaient absents, et sa pénétration ne put d’abord s’exercer que sur des indifférents. Aussi les premiers jours de son arrivée à Paris, cette pénétration l’amusa-t-elle à en perdre la tête. C’étaient des rires étouffés, des quiproquo, des explications à n’en plus finir ; car le jeune diplomate n’avait pas encore la présence d’esprit qu’un tel art exige, et comme il ne répondait jamais à la parole qui lui mentait, mais à la pensée que son lorgnon lui traduisait, il en résultait une suite de malentendus, de susceptibilités risibles, et quelquefois d’aveux si comiques, qu’Edgar ne voyait dans son fatal lorgnon qu’un trésor d’inépuisables amusements.

C’est alors qu’il rencontra Frédéric Narvaux, son ancien camarade de collège. Sa joie de le revoir fut grande, il la témoigna cordialement ; mais M. Narvaux mit dans la sienne tant d’enthousiasme que le bon Edgar, ravi d’une telle amitié, voulut en jouir doublement, en pénétrant dans le cœur de son ami. Quelle fut sa surprise en lisant, au lieu de ces mots que M. Narvaux disait avec passion : « Cher ami, que je suis heureux de ton retour ! » etc., ceux-ci : « Maudit retour, je parie qu’Esther va recourir après lui ! » Edgar resta confondu, il croyait Frédéric un modèle de franchise, et beaucoup d’autres s’y trompaient comme lui.

C’était un de ces hommes sur lesquels tout le monde croit pouvoir compter. Il passait pour brave parce qu’il était querelleur, pour franc parce qu’il était contrariant, et pour serviable parce qu’il était familier. Il est vrai qu’il n’attaquait que les gens timides, ne contrariait que les gens sans avis, et n’offrait ses services qu’aux personnes qui, par leur position et la délicatesse de leur caractère, le mettaient hors de danger de les voir accepter. Néanmoins, son air brusque imposait, et d’ailleurs comment soupçonner qu’un homme si bruyant pût dissimuler ?