Page:Œuvres complètes de Delphine de Girardin, tome 2.djvu/29

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jamais une chose fausse sans prévoir tous les dangers qu’elle va courir.

M. Narvaux, au seul aspect de M. de Lorville, avait prévu cette malice ; et loin de s’en formaliser, il sourit avec complaisance, puis levant les yeux au ciel et prenant un accent douloureux :

— Ah ! ne plaisante pas, dit-il, je suis d’une inquiétude affreuse : elle n’est point venue ce soir, et je ne puis savoir pourquoi.

« Je le sais bien, moi ! » pensa Edgar, étourdi de cette fausseté imperturbable ; et il s’éloigna, pénétré d’une espèce d’admiration pour tant d’audace et de présence d’esprit. Il sentait que sans le pouvoir magique de son lorgnon, il aurait été complètement dupe de M. Narvaux, tant il mettait de candeur et de naïveté dans ses mensonges.

Attristé par toutes les déceptions de la soirée, Edgar allait se retirer du bal, lorsqu’un jeune homme attira son attention par un air de préoccupation et d’angoisse dont il eut la curiosité de pénétrer la cause.

Ce jeune homme était un de ces Pylades d’élégants, constantes victimes d’un brillant Oreste, dont ils subissent également les destins et les caprices. Leur vie est une éternelle abnégation d’eux-mêmes ; ils ne sont rien par eux, n’ont rien à eux, ne font rien pour eux ; ils attendent pour agir qu’Oreste ait décidé, ils n’ont faim qu’à ses heures, ne voyagent que pour le suivre, et ne se permettent d’aimer que là où il va le plus souvent. On va même jusqu’à retrancher leur nom, on ne les appelle plus que l’ami d’un tel ; et leur paresse s’arrange à merveille de cette vie de reflet qui ne les rend responsables d’aucune de leurs actions. Pylade loge avec Oreste, et quoiqu’ils paient tous deux la même somme de leur commun loyer et qu’en conséquence ils soient égaux aux yeux de l’impartial propriétaire, l’un dit fièrement chez moi, l’autre prononce timidement chez nous.

L’élégante planète dont le jeune homme qu’observait M. de Lorville était le satellite avait quitté le bal depuis plus de deux heures. Un dépit éclatant, sur l’effet duquel il comptait pour assurer le succès d’une intrigue amoureuse commencée