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LETTRES PARISIENNES (1838).

admirateur passionné, des accents de la bonne sœur qui nous apprenait à les réciter, ils vivent tout-puissants dans notre mémoire, et nous vous demandons la permission de les trouver sublimes tant que nous ne les aurons pas oubliés.

Eh ! mademoiselle Rachel ?

Nous ne l’avons pas encore vue, mais d’avance notre bienveillance lui est acquise ; ses détracteurs prétendent que son immense succès est une affaire d’association nationale. Mademoiselle Rachel est juive, disent-ils, et chaque fois qu’elle joue, la moitié de la salle est occupée par ses coreligionnaires. Ils agissent avec elle comme avec Meyerbeer, avec Halévy. À l’Opéra, voyez les jours où l’on donne les Huguenots et la Juive, toutes les places qui ne sont pas louées à l’année sont prises par les juifs. Cela est vrai, et nous ne pouvons nous empêcher d’admirer cette belle union de tout ce peuple qui se parle et se répond d’un bout du monde à l’autre, qui se comprend avec une si prodigieuse rapidité, qui relève un de ses fils malheureux à son premier cri, et qui court chaque soir applaudir en foule celui de ses enfants qui se distingue par son génie. Cela fait rêver. N’avoir point de patrie, et garder un sentiment national si parfait ! Quelle leçon pour nous, qui nous desservons mutuellement sans cesse, qui nous détestons si bien, et qui pourtant sommes si fiers de notre belle France ! Faut-il donc des siècles d’exil et de persécution pour que les enfants d’une même terre apprennent à s’aimer entre eux ? Peut-être !… Quoi qu’il en soit, mademoiselle Rachel obtient un succès mérité, les triomphes factices n’ont pas cet ensemble et cette durée ; d’ailleurs, nous entendons chaque soir vanter la jeune tragédienne par des juges qui nous inspirent la plus grande confiance, de vieux amateurs de tragédie, qui ont vu Talma, qui ont applaudi mademoiselle Raucourt, mademoiselle Duchesnois, et qui ne sont pas juifs du tout.

Nous ne sommes encore allé qu’une seule fois au spectacle, à la première représentation de Ruy Blas. C’était pour nous un devoir d’amitié, car, vous le voyez, nous sommes toujours le même, réunissant dans une même admiration les choses que la rivalité sépare, aimant Racine et Victor Hugo, les admirant de front, sans blâmer l’un pour flatter l’autre.