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LETTRES PARISIENNES (1838).

Tout cela devient inutile : quand on se sait laid, on n’a pas grand plaisir à se regarder. Donc, nous supprimons aussi les manufactures de glaces. Voilà encore des ouvriers bien contents qui feront de braves citoyens !

Poursuivons : quand on est laid, si l’on n’aime pas à se voir, on aime encore moins à être vu, n’est-ce pas ? Alors qu’avons-nous besoin de ces énormes lustres en cristal, de ces grands candélabres en bronze doré, de ces flambeaux superbes d’où la flamme s’échappe en lumineuses gerbes ? Cet éclat serait un contraste ridicule avec la société qu’il éclaire, des femmes venues à pied en robe de laine ne tiennent point à être si brillamment éclairées ; brisons donc ces lustres, supprimons ces splendeurs inutiles, les amis du peuple ne se plaisent que dans l’obscurité, les lumières de l’esprit suffisent à leurs regards. À bas les lumières ! Voilà encore des milliers d’ouvriers qui vont redevenir de joyeux citoyens.

Figurez-vous maintenant ce spectacle admirable : ces carrossiers, ces selliers, ces bijoutiers, ces fabricants de soieries, de dentelles, de rubans, de glaces, de bronzes, de cristaux, donnant le bras à leurs compagnes, et, suivis de leurs enfants, se promenant par les villes à jeun et à pied, mais à pied comme tout le monde ; sans argent, mais sans envie ; sans pain, mais sans humiliation ; sans salaire, mais sans maître ; nus, mais libres ; misérables, mais fiers ; n’étant plus offensés par la magnificence des grands de la terre, et savourant à leur tour, dans toutes ses jouissances, le véritable luxe, le plus beau privilège des riches : l’oisiveté !

Alors le vœu des amis du peuple sera exaucé : il n’y aura plus ni pauvre ni riche, car, dans le monde, ce n’est pas l’homme qui possède qu’on appelle le riche, c’est l’homme qui dépense ; et cependant ces deux personnages, que l’on daigne confondre, sont quelquefois très-différents ; n’importe, l’égalité la plus complète unira les grands et les petits, c’est-à-dire qu’il n’y aura plus que des petits. Voilà ce que rêvent les économistes modernes ; et ce rêve plein de libéralité sera réalisé au delà de leurs espérances, et ils seront contents, et ils se frotteront les mains : ils feraient mieux de se les laver ; mais depuis longtemps le savon de Windsor, qui vient de Marseille,