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LE VICOMTE DE LAUNAY.

mousquetaires, d’échelles et d’enlèvements. Julie aimait Saint-Preux à dix-huit ans ; à vingt-deux, elle épousait par obéissance M. de Volmar : c’était le siècle. Dans ce temps-là le cœur parlait à seize ans ; mais aujourd’hui le cœur attend plus tard pour s’attendrir. Aujourd’hui Julie, ambitieuse et vaine, commence par épouser volontairement, à dix-huit ans, M. de Volmar ; puis à vingt-cinq ans, revenue des illusions de la vanité, elle s’enfuit avec Saint-Preux, par amour. Car les rêves du jeune âge maintenant sont des rêves d’orgueil. Une jeune fille n’épouse un jeune homme qu’à la condition qu’il lui donne un rang dans le monde, une belle fortune, une bonne maison. Un jeune homme qui n’a que des espérances est refusé ; on lui préférerait un vieillard qui n’a plus rien à espérer. Vous parlez des auteurs anciens, ils peignaient leur temps. Laissez M. de Balzac peindre le nôtre. La Junie de Racine, dites-vous ? — Mais aujourd’hui elle choisirait bien vite Néron pour être impératrice. — Manon Lescaut ? — Mais vous la verriez mettre à la porte Desgrieux pour un vieux maréchal de l’Empire. — Virginie ? — quitterait Paul pour épouser M. de Labourdonnaie. — Atala ? — Atala, elle-même, préférerait au beau Chactas le père Aubry, si le vieillard n’avait fait vœu de pauvreté. — Mais voyez donc un peu les femmes passionnées qui, de nos jours, font parler d’elles : toutes ont commencé par un mariage d’ambition ; toutes ont voulu être riches, comtesses, marquises et duchesses avant d’être aimées. Ce n’est qu’après avoir reconnu les vanités de la vanité qu’elles se sont résolues à l’amour ; il en est même qui ont recouru naïvement après le passé, et qui, à vingt-huit ou trente ans, se dévouent avec passion au jeune homme obscur qu’à dix-sept ans elles avaient refusé d’aimer. M. de Balzac a donc raison de peindre la passion où il la trouve, c’est-à-dire hors d’âge. M. Janin a raison aussi de dire que cela est fort ennuyeux ; mais, si cela est fort ennuyeux pour les lecteurs de romans, c’est bien plus triste encore pour les jeunes hommes qui rêvent l’amour, et qui en sont réduits à s’écrier dans leurs transports : « Que je l’aime ! Oh ! qu’elle a dû être belle ! »