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LE VICOMTE DE LAUNAY.

de longs travaux d’esprit, quand on a tenu tout le jour le pinceau ou la plume, nous comprenons que le cigare soit une récréation et que l’on se repose d’une trop vive préoccupation de la pensée dans l’ivresse somnolente que donne le tabac. Nous connaissons de grands peintres et de grands écrivains qui fument un ou deux cigares après leur dîner, et jamais nous ne leur reprochons ce plaisir comme un travers. Le cigare considéré comme délassement des travaux de la journée, nous l’admettons ; mais quand le cigare est le travail, quand fumer est la seule occupation d’une jeune vie, nous nous indignons avec justice. Nous songeons à l’influence pernicieuse du tabac fumé sur l’intelligence, et nous adressons cette demande aux fumeurs de profession : « Si la vapeur du tabac produit un engourdissement salutaire qui repose les gens dont l’esprit travaille trop, que produira-t-elle donc sur l’intelligence de ceux qui n’ont pas même à se reposer ?… » Plusieurs fumeurs célèbres nous ont déjà trop répondu.

Après les ridicules d’été, viennent les supplices d’été : l’arrosement à la pelle est une calamité que les habitants de la province ignorent, et dont il faut leur faire sentir l’horreur pour les consoler de vivre loin de la capitale. Deux fois par jour, à peine la borne-fontaine a laissé couler ses pleurs, qu’un bataillon de portiers, de portières et autres arroseurs d’office se précipitent dans la rue, armés de pelles menaçantes. Ils se jettent à l’œuvre et lancent dans l’espace, en lames vagabondes, l’eau du ruisseau. Cette onde est-elle pure, est-elle boueuse, un teinturier voisin l’a-t-il rougie, un vitrier perfide l’a-t-il jaunie ? peu leur importe, c’est un détail qui ne les regarde pas ; on leur dit d’arroser, ils arrosent ; on n’exige pas que ce soit avec de l’eau ; et les pauvres passants sont inondés des pieds à la tête et de la tête aux pieds alternativement ; car, si l’on est près de l’arroseur, on reçoit la pelletée d’eau sur les pieds ; si l’on est loin de l’arroseur, on la reçoit sur la tête. Adieu bottes vernies, adieu gentils brodequins en taffetas couleur poussière, adieu chapeau gris, adieu capote rose et robe de mousseline blanche à trois volants ! vous êtes sortis tout joyeux, pleins de confiance dans ce beau soleil qui vous protégeait ; vous ne saviez point que la pelle