Page:Œuvres complètes de Delphine de Girardin, tome 4.djvu/396

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
390
LE VICOMTE DE LAUNAY.

téger les plaisirs. Et puis c’est en toute chose une mauvaise foi attristante ; l’esprit de fraude préside à tous ces innocents marchés ; le besoin d’usurpation est le moteur de tous ces jeux : on s’entasse huit dans un fiacre qui ne peut contenir que six personnes ; le cocher crie, on n’en tient compte ; on lui dit des injures et on le bat ; si l’on voit une haie ou une barrière, on la franchit : les haies et les barrières ne sont faites que pour être escaladées ; personne n’attend son tour, personne ne reste à sa place ; la plus mauvaise place paraît toujours la meilleure quand elle est déjà prise. Tricher, usurper, enfreindre, voilà chez nous le vrai plaisir ; l’amour lui-même subit cette fatale loi : on n’aime passionnément sa maîtresse que quand elle est la femme d’un autre. Écoutez au hasard la conversation des passants qui reviennent le soir d’une fête, vous entendrez toutes phrases comme celles-ci : « Il m’avait d’abord demandé vingt sous ; j’ai dit : Merci ! je n’ai que quatre sous… je m’en vas. Alors il m’a crié : Le v’là pour quatre sous !… » — Ou bien : « Ils me disaient comme ça : On ne passe pas ! Mais je leur ai donné de bons coups de poing, et je suis entré tout de même… » Le plaisir de la fête se réduit donc à n’avoir payé que quatre sous ce qui valait un franc, et à être parvenu, par la violence, là où il était défendu d’arriver. Un tel peuple nous paraît assez difficile à gouverner.

Les conversations parisiennes ne se soutiennent depuis huit jours que grâce aux correspondances. Toutes les choses que l’on raconte sont précédées de ces mots : « On m’écrit de Londres… On m’écrit de Bade… » Entre autres récits, nous avons recueilli de plaisants renseignements sur le tournoi d’Eglington ; ils sont extraits d’une lettre confidentielle. Plusieurs chevaliers, dans une des répétitions laborieuses qui ont eu lieu avant le grand jour, avaient reçu des coups de lance si terribles, qu’ils avaient la poitrine et les bras meurtris ; ils voulaient combattre cependant, et, résolus à vaincre sans mourir, voilà ce qu’ils avaient imaginé : « L’action la plus belle est de faire voler sa lance en éclats, se sont dit les prudents héros ; eh bien, nous ferons voler nos lances en éclats, et, pour cela, nous n’aurons pas besoin de nous donner des coups affreux ; rien de plus simple, nous allons casser nos