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LE VICOMTE DE LAUNAY.

Auriol, suspendu dans les airs, regarde le public en riant, et le poids de cinquante livres, emporté par une petite ficelle, disparaît sans avoir assommé personne. Eh bien, ce poids en carton semble si lourd, et Auriol le soulève avec des efforts si parfaitement bien imités, que ceux même qui savent la ruse ne peuvent s’empêcher de frémir quand il le laisse tomber à terre… Il en est de cette parade comme de bien d’autres comédies qui se jouent en ce monde. On sait le fond des choses, et pourtant on se laisse entraîner par les apparences : on fait l’aumône à un faux aveugle qu’on sait être un voleur espion ; on offre une place dans sa voiture par pitié à un vieil avare qui pourrait avoir dix chevaux dans ses écuries ; et l’on s’empresse d’aller consoler un égoïste d’un affreux chagrin qu’il ne sent pas…

La grande mode, en ce moment, c’est d’aller à Saint-Germain déguisé en chasseur ; déguisé est le mot : la veste grise, la casquette et le carnier surtout, voilà le costume de voyage. On tient son fusil sous le bras et l’on monte dans un wagon. On est censé devoir chasser toute la journée dans les forêts environnantes. Le soir, en revenant à Paris, on feint de succomber sous le poids d’un gibier énorme. Le carnier est enflé comme une outre. Le chasseur orgueilleux semble avoir dépeuplé la contrée ; tout cela a très-bonne façon. Nous nous sommes trouvé, il y a quelques jours, au débarcadère de Saint-Germain avec un de ces Nemrods de banlieue. Le carnier monstrueux qu’il portait fièrement sur son dos excitait notre étonnement et un peu aussi notre défiance. Un très-jeune écolier qui nous accompagnait jetait sur cette magnifique proie des regards d’envie ; à cet âge, la passion de la chasse a toute l’ardeur d’un premier amour, le gibier a tout l’attrait d’une première victime ; la seule vue d’un lapin mort fait battre le cœur. Et notre écolier, voyant ce carnet si bien rempli, ne put résister au désir d’admirer ce qu’il contenait. Il saisit le moment où le chasseur distrait regarde fumer la chaudière que l’on est en train d’atteler, se place derrière lui et d’une main légère soulève le dessus du carnier ; il en examine l’intérieur avec attention, puis il se met à rire en s’éloignant doucement. « Eh bien, lui dit sa mère, ce monsieur a-t-il tué