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LE VICOMTE DE LAUNAY.

tristesse des rues, les mœurs bourgeoises de la Cité, et il a mis dans ces naïves peintures une charmante couleur de poésie, et il a créé un genre nouveau plein de grâce et d’originalité. Ainsi l’on fait aujourd’hui ; on appelle le roman à soi ; on le fait marcher de front avec ses travaux ; on l’attire dans sa retraite au lieu de l’aller chercher par le monde, comme don Quichotte, la lance au poing ; maintenant il porte une blouse et une calotte grecque au lieu d’un casque de cavalier ; il ne s’effraye d’aucune vulgarité ; il se promène en cabriolet de place et en milord découvert ; il va au concert Musard, il dîne à trente-deux sous ; rien ne le désenchante, rien ne le rebute. Bien mieux encore ! il poétise les choses les plus froidement commerciales : les annonces de journal, par exemple. — En vérité ? et que peut dire, en amour, une annonce de journal ? Je vous aime pour la vie ? — Non, mais : Je vous attendrai rue de…, no tant, depuis telle heure jusqu’à telle heure. — Et comment dit-on cela ? — On fait une annonce quelconque, qui se termine par ces mots : « S’adresser, pour les renseignements, à M. Lefebvre, ou Bernard, rue de… » — Ah ? puisque les annonces de journaux sont des lettres d’amour, j’en conviens, tout le monde aujourd’hui est romanesque… si ce n’est pourtant les femmes sentimentales ; laissez-moi du moins cette exception. — De grand cœur ; car je hais comme vous ces héroïnes obstinées d’un roman rebelle, qui passent leur vie à étudier des poses de mélancolie et à débiter tous les lieux communs imprimés sur l’amour depuis des années ; qui font de l’érudition polyglotte à propos de toutes les peines du cœur ; qui citent en italien un passage de Manzoni à propos d’amants séparés, une pensée de la Cassandre de Schiller à propos d’un présage dédaigné, et des vers de Byron à propos de tout ; femmes sans cœur qui profanent la religion du cœur, femmes sans imagination que dévore l’imagination des autres, amantes sans amour, folles sans folie, navires sans voiles ; chimères sans ailes, roses manquées qui ne doivent jamais fleurir ; je vous les abandonne très-volontiers. Je m’intéresse peu aux égoïstes que tourmente le besoin d’aimer. »

Trois ans à peine se sont passés depuis cette conversation, et déjà bien des événements sont venus nous donner raison :