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LE VICOMTE DE LAUNAY.

chaise, elle n’a pas eu peur, je le disais bien, elle rit ; ah ! c’est trop de courage… la voilà qui met son voile de dentelle sur la tête du squelette, elle lui met sa couronne blanche aussi, et puis son bandeau de perles… Quelle horreur !… Chut… elle lui met ses bracelets, son anneau, elle lui parle ; oh ! quels regards ! Et puis elle lui baise la main ; oh ! mais elle est folle. Suzanna ! Suzanna ! elle n’entend plus son nom ; Suzanna ! Suzanna ! Ah ! mes sœurs, qu’avons-nous fait !… Suzanna ne reconnaissait plus la voix de ses jeunes amies ; elle avait été saisie d’une si grande frayeur en voyant le squelette dans son lit, qu’elle était devenue folle. Histoire de rire, dirait M. Soulié ; nous disons, nous, qu’en toute chose rien n’est plus dangereux qu’une épreuve, non pas l’épreuve simple des événements, mais une épreuve volontaire : tel qui résistera aux dangers naturels les plus inattendus succombera à un péril imaginaire arrangé pour le confondre, parce qu’aux événements forgés il manque cette transition insensible qui nous prépare à notre insu, et qui se trouve toujours dans les événements naturels, même les plus extraordinaires ; parce que dans le merveilleux de la réalité il y a toujours quelque chose de probable qui nous guide pour croire et pour craindre, tandis que, dans le fantastique prémédité de l’invention humaine, il y a toujours au contraire quelque chose d’absurde et de monstrueux qui déroute toutes nos idées, qui détruit toutes nos facultés, qui nous fait perdre la raison et le courage. Les épreuves du hasard, les épreuves de la douleur, les épreuves des révolutions et de la fortune, voilà les bonnes ; défiez-vous des épreuves combinées et surnaturelles ; elles sont toujours dangereuses, et puis elles ne prouvent rien.

Allons, encore une petite anecdote : « Le prince Bezborodko était un homme d’une haute capacité ; son plus grand talent était une connaissance approfondie de la langue russe ; il possédait en outre une mémoire prodigieuse et une facilité de rédaction surprenante. Un trait de lui bien connu en donne la preuve. Il reçut un jour de l’impératrice Catherine l’ordre de rédiger un projet d’ukase que ses nombreuses affaires lui firent oublier ; la première fois qu’il retourna chez l’impératrice, celle-ci, après avoir conféré avec lui sur plusieurs points d’ad-