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Page:Œuvres complètes de Delphine de Girardin, tome 5.djvu/347

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LETTRES PARISIENNES (1844).

son courage jusqu’au délire en variant sans cesse la difficulté ; elle ne lui laisse point de repos, elle le condamne à labourer dans tous les sens le champ rocailleux de la pensée ; elle l’oblige à ciseler la phrase de tous côtés, à étudier, à commenter la signification de tous les mots ; c’est la rime enfin qui donne la fièvre, c’est la fièvre qui donne l’inspiration, c’est l’inspiration qui donne la gloire.

Et les grands prosateurs ! Est-ce la rime aussi qui fait les grands prosateurs ? — Oui, c’est elle… Les grands prosateurs sont encore plus préoccupés de la rime que les poëtes. C’est parce qu’ils n’ont jamais pu la soumettre par leur volonté, qu’ils cherchent à la vaincre par leur toute-puissance. Ils ne peuvent lui pardonner, à cette sotte capricieuse, de leur avoir résisté toujours, à eux qui avaient tant de belles choses à lui offrir pour ses parures, tandis qu’elle s’en va servir complaisamment tant de niais qui ne savent rien faire d’elle… Et ils luttent contre elle, phrase à phrase, mot à mot ; et ils inventent chaque jour de nouveaux effets d’harmonie pour remplacer cette cadence rebelle, et ils choisissent les mots les plus sonores, les sons les plus retentissants, afin que leurs poëmes non rimés soient plus lyriques et plus mélodieux que tous les poëmes rimés de tous les rimeurs célèbres.

Sans combat il n’est rien de grand, rien de beau ; c’est la lutte toujours renaissante qui fait l’énergie toujours croissante, c’est l’obstacle obstiné qui fait l’effort prodigieux, c’est le danger permanent qui fait l’imagination intarissable. La lutte continuelle, vous entendez bien, avec des succès passagers et jamais de triomphes définitifs ; qui ose parler triomphe ?… Malheur à lui ; le triomphe absolu, c’est la mort.

En toute chose la lutte, c’est la vie : en religion, en politique, en littérature, en amour. Une nation qu’une seule idée gouverne est une nation qui va périr, et cette idée elle-même, qui règne seule, est au moment de s’éteindre.

Ces jésuites, contre lesquels on a tant crié, contre lesquels on se remet à tant crier encore, ils avaient du moins, ou, si l’on veut, ils ont du moins cet avantage, d’exciter partout la lutte, de donner à tous la vie. Ils apportent dans l’état social trois éléments précieux de régénération morale : ils appor-