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Page:Œuvres complètes de Delphine de Girardin, tome 5.djvu/398

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LE VICOMTE DE LAUNAY.

femmes refuse de les recueillir, si leur voix douce et puissante refuse de les répéter ? Les femmes seules peuvent encore nous sauver des dégradations de la constitutionnalité ; et les voilà qui se font les complices de ce fléau corrupteur !…

Mais vous ne voyez donc pas où nous allons ? mais vous ne remarquez donc pas à quel point nous sommes déjà changés ? Nous étions jadis francs, généreux, braves, élégants et spirituels, et voilà déjà que nous devenons fourbes, avides, poltrons, sales et bêtes. Des roués bêtes !… est-il rien de plus affreux ? Nous étions un peuple de troubadours et de chevaliers : nous formons aujourd’hui une population entière de vieux avoués retors et rapaces, tristes et lourds, ne riant jamais… que d’une belle action. Nous avions autrefois sur la tête un casque d’or ; nous n’avons plus aujourd’hui qu’un bonnet de coton sordide ; on nous a ôté toute notre grandeur, toute notre poésie ; mais vous ne comprenez donc pas qu’on nous perd, qu’on nous ruine, par cette honteuse métamorphose ! Notre force était dans notre héroïsme, notre richesse était dans notre esprit. Notre puissance, à nous, est toute morale, notre influence est tout intellectuelle ; elle est immense, mais elle ne peut s’analyser… C’est un prestige : une froide combinaison l’anéantit. Nous ne pouvons que l’impossible, nous ne devons compter que sur l’imprévu. La raison, pour nous, c’est la mort. Le jour où nous calculerons… nous périrons !… et l’on ne nous apprend plus qu’une chose : à calculer, à tout calculer… et nous périrons avant l’heure, avant l’heure marquée pour nous au cadran des nations, parce que les femmes n’aiment plus que ceux qui savent calculer, parce qu’elles choisissent aujourd’hui constitutionnellement les plus habiles et les plus heureux, au lieu de choisir royalement, comme faisaient autrefois leurs vaillantes aïeules, les plus braves et les plus dignes.

Depuis huit jours, Paris est retombé dans le délire ; il s’amuse, il s’agite ; cela fait peine à voir. Ses plaisirs ressemblent à des labeurs ; il a l’air de vouloir expier le doux repos qu’il a goûté pendant les derniers jours du carême ; on dirait qu’il fait pénitence de ses austérités. La fièvre des concerts n’a rien perdu de son intensité, et déjà la fièvre des bals se révèle par les plus effrayants symptômes. Les guirlandes ont reparu