Page:Œuvres complètes de Frédéric Bastiat, Guillaumin, 4.djvu/257

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V. — Voyons ; j’attends encore une bonne raison.

R. — Je suppose que l’étranger apprenne à cultiver un jardin et que son île soit plus fertile que la nôtre. Vois-tu la conséquence ?

V. — Oui. Nos relations avec l’étranger cesseront. Il ne nous prendra plus de légumes, puisqu’il en aura chez lui avec moins de peine. Il ne nous apportera plus de gibier, puisque nous n’aurons rien à lui donner en échange, et nous serons justement alors comme tu veux que nous soyons aujourd’hui.

R. — Sauvage imprévoyant ! Tu ne vois pas qu’après avoir tué notre chasse en nous inondant de gibier, il tuera notre jardinage en nous inondant de légumes.

V. — Mais ce ne sera jamais qu’autant que nous lui donnerons autre chose, c’est-à-dire que nous trouverons autre chose à produire avec économie de travail pour nous.

R. — Autre chose, autre chose ! Tu en viens toujours là. Tu es dans le vague, ami Vendredi ; il n’y a rien de pratique dans tes vues.

La lutte se prolongea longtemps et laissa chacun, ainsi qu’il arrive souvent, dans sa conviction. Cependant, Robinson ayant sur Vendredi un grand ascendant, son avis prévalut, et quand l’étranger vint chercher la réponse, Robinson lui dit :

« — Étranger, pour que votre proposition soit acceptée, il faudrait que nous fussions bien sûrs de deux choses :

« La première, que votre île n’est pas plus giboyeuse que la nôtre ; car nous ne voulons lutter qu’à armes égales.

« La seconde, que vous perdrez au marché. Car, comme dans tout échange il y a nécessairement un gagnant et un perdant, nous serions dupes si vous ne l’étiez pas. — Qu’avez-vous à dire ? »

« — Rien, dit l’étranger. » Et ayant éclaté de rire, il regagna sa pirogue.