Page:Œuvres complètes de Frédéric Bastiat, Guillaumin, 4.djvu/385

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tième siècles aient considéré le genre humain comme une matière inerte attendant, recevant tout, forme, figure, impulsion, mouvement et vie d’un grand Prince, d’un grand Législateur, d’un grand Génie. Ces siècles étaient nourris de l’étude de l’Antiquité, et l’Antiquité nous offre en effet partout, en Égypte, en Perse, en Grèce, à Rome, le spectacle de quelques hommes manipulant à leur gré l’humanité asservie par la force ou par l’imposture. Qu’est-ce que cela prouve ? Que, parce que l’homme et la société sont perfectibles, l’erreur, l’ignorance, le despotisme, l’esclavage, la superstition doivent s’accumuler davantage au commencement des temps. Le tort des écrivains que j’ai cités n’est pas d’avoir constaté le fait, mais de l’avoir proposé, comme règle, à l’admiration et à l’imitation des races futures. Leur tort est d’avoir, avec une inconcevable absence de critique, et sur la foi d’un conventionalisme puéril, admis ce qui est inadmissible, à savoir la grandeur, la dignité, la moralité et le bien-être de ces sociétés factices de l’ancien monde ; de n’avoir pas compris que le temps produit et propage la lumière ; qu’à mesure que la lumière se fait, la force passe du côté du Droit, et la société reprend possession d’elle-même.

Et en effet, quel est le travail politique auquel nous assistons ? Il n’est autre que l’effort instinctif de tous les peuples vers la liberté[1]. Et qu’est-ce que la Liberté, ce mot qui a la puissance de faire battre tous les cœurs et d’agiter le monde, si ce n’est l’ensemble de toutes les libertés, liberté

  1. Pour qu’un peuple soit heureux, il est indispensable que les individus qui le composent aient de la prévoyance, de la prudence, et de cette confiance les uns dans les autres qui naît de la sûreté.

    Or, il ne peut guère acquérir ces choses que par l’expérience. Il devient prévoyant quand il a souffert pour n’avoir pas prévu ; prudent, quand sa témérité a été souvent punie, etc.

    Il résulte de là que la liberté commence toujours par être accompagnée des maux qui suivent l’usage inconsidéré qu’on en fait.

    À ce spectacle, des hommes se lèvent qui demandent que la liberté soit proscrite.

    « Que l’État, disent-ils, soit prévoyant et prudent pour tout le monde. »

    Sur quoi, je pose ces questions :

    1o Cela est-il possible ? Peut-il sortir un État expérimenté d’une nation inexpérimentée ?

    2o En tout cas, n’est-ce pas étouffer l’expérience dans son germe ?

    Si le pouvoir impose les actes individuels, comment l’individu s’instruira-t-il par les conséquences de ses actes ? Il sera donc en tutelle à perpétuité ?

    Et l’État ayant tout ordonné sera responsable de tout.

    Il y a là un foyer de révolutions, et de révolutions sans issue, puisqu’elles seront faites par un peuple auquel, en interdisant l’expérience, on a interdit le progrès. (Pensée tirée des manuscrits de l’auteur)