Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, I.djvu/282

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par une ambition mal placée le cœur de Roger, vrai trésor de bonté. Jamais elle ne souhaita ni diamants ni parures, et refusa le luxe d’une voiture vingt fois offerte à sa vanité. Attendre sur le balcon la voiture de Roger, aller avec lui au spectacle ou se promener ensemble pendant les beaux jours dans les environs de Paris, l’espérer, le voir, et l’espérer encore, étaient l’histoire de sa vie, pauvre d’événements, mais pleine d’amour.

En berçant sur ses genoux par une chanson la fille venue quelques mois avant cette journée, elle se plut à évoquer les souvenirs du temps passé. Elle s’arrêta plus volontiers sur les mois de septembre, époque à laquelle chaque année son Roger l’emmenait à Bellefeuille y passer ces beaux jours qui semblent appartenir à toutes les saisons. La nature est alors aussi prodigue de fleurs que de fruits, les soirées sont tièdes, les matinées sont douces, et l’éclat de l’été succède souvent à la mélancolie de l’automne. Pendant les premiers temps de son amour, elle avait attribué l’égalité d’âme et la douceur de caractère, dont tant de preuves lui furent données par Roger, à la rareté de leurs entrevues toujours désirées et à leur manière de vivre qui ne les mettait pas sans cesse en présence l’un de l’autre, comme le sont deux époux. Elle se souvint alors avec délices que, tourmentée de vaines craintes, elle l’avait épié en tremblant pendant leur premier séjour à cette petite terre du Gatinais. Inutile espionnage d’amour ! chacun de ces mois de bonheur passa comme un songe, au sein d’une félicité qui ne se démentit jamais. Elle avait toujours vu à ce bon être un tendre sourire sur les lèvres, sourire qui semblait être l’écho du sien. À ces tableaux trop vivement évoqués, ses yeux se mouillèrent de larmes, elle crut ne pas aimer assez et fut tentée de voir, dans le malheur de sa situation équivoque, une espèce d’impôt mis par le sort sur son amour. Enfin, une invincible curiosité lui fit chercher pour la millième fois les événements qui pouvaient amener un homme aussi aimant que Roger à ne jouir que d’un bonheur clandestin, illégal. Elle forgea mille romans, précisément pour se dispenser d’admettre la véritable raison, depuis long-temps devinée, mais à laquelle elle essayait de ne pas croire. Elle se leva, tout en gardant son enfant endormi dans ses bras pour aller présider, dans la salle à manger, à tous les préparatifs du dîner. Ce jour était le 6 mai 1822, anniversaire de la promenade au parc de Saint-Leu, pendant laquelle sa vie fut décidée ; aussi cha-