Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, I.djvu/307

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ment inexorable, se prépare à jouer le rôle de victime avec délices, et regarde un mari comme un instrument de Dieu, comme un mal dont les flagellations lui évitent celles du purgatoire ? Quelles sont les peintures par lesquelles on pourrait donner l’idée de ces femmes qui font haïr la vertu en outrant les plus doux préceptes d’une religion que saint Jean résumait par : Aimez-vous les uns les autres. Existait-il dans un magasin de modes un seul chapeau condamné à rester en étalage ou à partir pour les îles, Granville était sûr de voir sa femme s’en parer ; s’il se fabriquait une étoffe d’une couleur ou d’un dessin malheureux, elle s’en affublait. Ces pauvres dévotes sont désespérantes dans leur toilette. Le manque de goût est un des défauts qui sont inséparables de la fausse dévotion. Ainsi, dans cette intime existence qui veut le plus d’expansion, Granville fut sans compagne : il alla seul dans le monde, dans les fêtes, au spectacle. Rien chez lui ne sympathisait avec lui. Un grand crucifix placé entre le lit de sa femme et le sien était là comme le symbole de sa destinée. Ne représente-t-il pas une divinité mise à mort, un homme-dieu tué dans toute la beauté de la vie et de la jeunesse ? L’ivoire de cette croix avait moins de froideur qu’Angélique crucifiant son mari au nom de la vertu. Ce fut entre leurs deux lits que naquit le malheur : cette jeune femme ne voyait là que des devoirs dans les plaisirs de l’hyménée. Là, par un mercredi des cendres se leva l’observance des jeûnes, pâle et livide figure qui d’une voix brève ordonna un carême complet, sans que Granville jugeât convenable d’écrire cette fois au pape, afin d’avoir l’avis du consistoire sur la manière d’observer le carême, les quatre-temps et les veilles de grandes fêtes. Le malheur du jeune magistrat fut immense, il ne pouvait même pas se plaindre, qu’avait-il à dire ? il possédait une femme jeune, jolie, attachée à ses devoirs, vertueuse, le modèle de toutes les vertus ! elle accouchait chaque année d’un enfant, les nourrissait tous elle-même et les élevait dans les meilleurs principes. La charitable Angélique fut promue ange. Les vieilles femmes qui composaient la société au sein de laquelle elle vivait (car à cette époque les jeunes femmes ne s’étaient pas encore avisées de se lancer par ton dans la haute dévotion), admirèrent toutes le dévouement de madame de Granville, et la regardèrent, sinon comme une vierge, au moins comme une martyre. Elles accusaient, non pas les scrupules de la femme, mais la barbarie procréatrice du mari. Insensiblement, Granville, accablé de