Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, I.djvu/444

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avait le ton doré d’un cigare de la Havane, des yeux de feu, des paupières arméniennes à cils d’une longueur anti-britannique, des cheveux plus que noirs, et sous cette peau presque olivâtre des nerfs d’une force singulière, d’une vivacité fébrile. Elle jetait sur Rodolphe des regards inquisiteurs d’une effronterie incroyable, et suivait ses moindres mouvements.

— À qui cette petite Moresque appartient-elle ? dit-il à la respectable madame Bergmann.

— Aux Anglais, répondit monsieur Bergmann.

— Elle n’est toujours pas née en Angleterre !

— Ils l’auront peut-être amenée des Indes, répondit madame Bergmann.

— On m’a dit que la jeune miss Lovelace aimait la musique, je serais enchanté si, pendant mon séjour sur ce lac auquel me condamne une ordonnance de médecin, elle voulait me permettre de faire de la musique avec elle…

— Ils ne reçoivent et ne veulent voir personne, dit le vieux jardinier.

Rodolphe se mordit les lèvres, et sortit sans avoir été invité à entrer dans la maison, ni avoir été conduit dans la partie du jardin qui se trouvait entre la façade et le bord du promontoire. De ce côté, la maison avait au-dessus du premier étage une galerie en bois couverte par le toit dont la saillie était excessive, comme celle des couvertures de chalet, et qui tournait sur les quatre côtés du bâtiment, à la mode suisse. Rodolphe avait beaucoup loué cette élégante disposition et vanté la vue de cette galerie, mais ce fut en vain. Quand il eut salué les Bergmann, il se trouva sot vis-à-vis de lui-même, comme tout homme d’esprit et d’imagination trompé par l’insuccès d’un plan à la réussite duquel il a cru.

Le soir, il se promena naturellement en bateau sur le lac, autour de ce promontoire, il alla jusqu’à Brünnen, à Schwitz, et revint à la nuit tombante. De loin il aperçut la fenêtre ouverte et fortement éclairée, il put entendre les sons du piano et les accents d’une voix délicieuse. Aussi fit-il arrêter afin de s’abandonner au charme d’écouter un air italien divinement chanté. Quand le chant eut cessé, Rodolphe aborda, renvoya la barque et les deux bateliers. Au risque de se mouiller les pieds, il vint s’asseoir sous le banc de granit rongé par les eaux que couronnait une forte haie d’acacias épineux, et le long de laquelle s’étendait, dans le jardin Bergmann, une