Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, I.djvu/455

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La barque abordait, Rodolphe sauta sur le sable, tendit la main à l’Italienne, la reconduisit jusqu’à la porte de la maison Bergmann, et alla s’habiller pour revenir au plus tôt.

En trouvant le libraire et sa femme assis sur la galerie extérieure, Rodolphe réprima difficilement un geste de surprise à l’aspect du prodigieux changement que la bonne nouvelle avait apporté chez le nonagénaire. Il apercevait un homme d’environ soixante ans, parfaitement conservé, un Italien sec, droit comme un i, les cheveux encore noirs, quoique rares, et laissant voir un crâne blanc, des yeux vifs, des dents au complet et blanches, un visage de César, et sur une bouche diplomatique un sourire quasi sardonique, le sourire presque faux sous lequel l’homme de bonne compagnie cache ses vrais sentiments.

— Voici mon mari sous sa forme naturelle, dit gravement Francesca.

— C’est tout-à-fait une nouvelle connaissance, répondit Rodolphe interloqué.

— Tout-à-fait, dit le libraire. J’ai joué la comédie, et sais parfaitement me grimer. Ah ! je jouais à Paris du temps de l’empire, avec Bourrienne, madame Murat, madame d’Abrantès, e tutti quanti… Tout ce qu’on s’est donné la peine d’apprendre dans sa jeunesse, et même les choses futiles nous servent. Si ma femme n’avait pas reçu cette éducation virile, un contre-sens en Italie, il m’eût fallu, pour vivre ici, devenir bûcheron. Povera Francesca ! qui m’eût dit qu’elle me nourrirait un jour ?

En écoutant ce digne libraire, si aisé, si affable et si vert, Rodolphe crut à quelque mystification et resta dans le silence observateur de l’homme dupé.

Che avete, signor ? lui demanda naïvement Francesca. Notre bonheur vous attristerait-il ?

— Votre mari est un jeune homme, lui dit-il à l’oreille.

Elle partit d’un éclat de rire si franc, si communicatif, que Rodolphe en fut encore plus interdit.

— Il n’a que soixante-cinq ans à vous offrir, dit-elle ; mais je vous assure que c’est encore quelque chose… de rassurant.

— Je n’aime pas à vous voir plaisanter avec un amour aussi saint que celui dont les conditions ont été posées par vous.

Zitto ! fit-elle en frappant du pied et en regardant si son mari les écoutait. Ne troublez jamais la tranquillité de ce cher