Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, III.djvu/279

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

ment peu de cœur, et des estomacs excellents. Là est la raison de l’insensibilité, du froid des salons. Les belles âmes restent dans la solitude, les natures faibles et tendres succombent, il ne reste que des galets qui maintiennent l’Océan social dans ses bornes en se laissant frotter, arrondir par le flot, sans s’user. Ta femme résistait admirablement à cette vie, elle y semblait habituée, elle apparaissait toujours fraîche et belle ; pour moi, la conclusion était facile à tirer : elle ne t’aimait pas, et tu l’aimais comme un fou. Pour faire jaillir l’amour dans cette nature siliceuse, il fallait un homme de fer. Après avoir subi sans y rester le choc de lady Dudley, la femme de mon vrai père, Félix devait être le fait de Natalie. Il n’y avait pas grand mérite à deviner que tu lui étais indifférent, à ta femme. De cette indifférence au déplaisir, il n’y avait qu’un pas ; et, tôt ou tard, un rien, une discussion, un mot, un acte d’autorité pouvait le faire sauter à ta femme. J’aurais pu te raconter à toi-même la scène qui se passait tous les soirs dans sa chambre à coucher entre vous deux. Tu n’as pas d’enfant, mon cher. Ce mot n’explique-t-il pas bien des choses à un observateur ? Amoureux, tu ne pouvais guère t’apercevoir de la froideur naturelle à une jeune femme que tu as formée à point pour Félix de Vandenesse. Eusses-tu trouvé ta femme froide, la stupide jurisprudence des gens mariés te poussait à faire honneur de sa réserve à son innocence. Comme tous les maris, tu croyais pouvoir la maintenir vertueuse dans un monde où les femmes s’expliquent d’oreille à oreille ce que les hommes n’osent dire, où tout ce qu’un mari n’apprend pas à sa femme est spécifié, commenté sous l’éventail en riant, en badinant, à propos d’un procès ou d’une aventure. Si ta femme aimait les bénéfices sociaux du mariage, elle en trouvait les charges un peu lourdes. La charge, l’impôt, c’était toi ! Ne voyant rien de ces choses, tu allais creusant des abîmes et les couvrant de fleurs, suivant l’éternelle phrase de la rhétorique ; tu obéissais tout doucement à la loi qui régit le commun des hommes, et de laquelle j’avais voulu te garantir. Cher enfant, il ne te manquait plus, pour être aussi bête que le bourgeois trompé par son épouse et qui s’en étonne, ou s’en épouvante, ou s’en fâche, que de me parler de tes sacrifices, de ton amour pour Natalie, de venir me chanter : — Elle serait bien ingrate si elle me trahissait ; j’ai fait cela, j’ai fait ceci, je ferai mieux, j’irai pour elle aux Indes, je, etc. Mon cher Paul, as-tu donc vécu dans Paris, as-tu donc l’honneur d’appartenir par les liens de l’amitié à Henri de Marsay,