Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, III.djvu/29

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frante et vieille. Te dire combien j’étais fière, vaine et joyeuse d’épouser le colonel Victor d’Aiglemont, ce serait une folie ! Et même comment te le dirai-je ? je ne me souviens plus de moi-même. En peu d’instants mon enfance est devenue comme un songe. Ma contenance pendant la journée solennelle qui consacrait un lien dont l’étendue m’était cachée n’a pas été exempte de reproches. Mon père a plus d’une fois tâché de réprimer ma gaieté, car je témoignais des joies qu’on trouvait inconvenantes, et mes discours révélaient de la malice, justement parce qu’ils étaient sans malice. Je faisais mille enfantillages avec ce voile nuptial, avec cette robe et ces fleurs. Restée seule, le soir, dans la chambre où j’avais été conduite avec apparat, je méditai quelque espièglerie pour intriguer Victor ; et, en attendant qu’il vînt, j’avais des palpitations de cœur semblables à celles qui me saisissaient autrefois en ces jours solennels du 31 décembre, quand, sans être aperçue, je me glissais dans le salon où les étrennes étaient entassées. Lorsque mon mari entra, qu’il me chercha, le rire étouffé que je fis entendre sous les mousselines qui m’enveloppaient a été le dernier éclat de cette gaieté douce qui anima les jeux de notre enfance… »

Quand la douairière eut achevé de lire cette lettre, qui, commençant ainsi, devait contenir de bien tristes observations, elle posa lentement ses lunettes sur la table, y remit aussitôt la lettre, et arrêta sur sa nièce deux yeux verts dont le feu clair n’était pas encore affaibli par son âge.

— Ma petite, dit-elle, une femme mariée ne saurait écrire ainsi à une jeune personne sans manquer aux convenances…

— C’est ce que je pensais, répondit Julie en interrompant sa tante ; et j’avais honte de moi pendant que vous la lisiez…

— Si à table un mets ne nous semble pas bon, il n’en faut dégoûter personne, mon enfant, reprit la vieille avec bonhomie, surtout lorsque, depuis Ève jusqu’à nous, le mariage a paru chose si excellente… — Vous n’avez plus de mère ? dit la vieille femme.

La comtesse tressaillit ; puis elle leva doucement la tête et dit : — J’ai déjà regretté plus d’une fois ma mère depuis un an ; mais j’ai eu le tort de ne pas avoir écouté la répugnance de mon père qui ne voulait pas de Victor pour gendre.

Elle regarda sa tante, et un frisson de joie sécha ses larmes quand elle aperçut l’air de bonté qui animait cette vieille figure. Elle