Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/160

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amoureuse. Si, vers milieu de l’âge, un homme garde encore les croyances, les illusions, les franchises, l’impétuosité de l’enfance, son premier geste est pour ainsi dire d’avancer la main pour s’emparer de ce qu’il désire ; puis, quand il a sondé les distances presque impossibles à franchir qui l’en séparent, il est saisi, comme les enfants, d’une sorte d’étonnement ou d’impatience qui communique de la valeur à l’objet souhaité, il tremble ou il pleure. Aussi le lendemain, après les plus orageuses réflexions qui lui eussent bouleversé l’âme, Armand de Montriveau se trouva-t-il sous le joug de ses sens, que concentra la pression d’un amour vrai. Cette femme si cavalièrement traitée la veille était devenue le lendemain le plus saint, le plus redouté des pouvoirs. Elle fut dès lors pour lui le monde et la vie. Le seul souvenir des plus légères émotions qu’elle lui avait données faisait pâlir ses plus grandes joies, ses plus vives douleurs jadis ressenties. Les révolutions les plus rapides ne trompent que les intérêts de l’homme, tandis qu’une passion en renverse les sentiments. Or, pour ceux qui vivent plus par le sentiment que par l’intérêt, pour ceux qui ont plus d’âme et de sang que d’esprit et de lymphe, un amour réel produit un changement complet d’existence. D’un seul trait, par une seule réflexion, Armand de Montriveau effaça donc toute sa vie passée. Après s’être vingt fois demandé, comme un enfant : — Irai-je ? N’irai-je pas ? il s’habilla, vint à l’hôtel de Langeais vers huit heures du soir, et fut admis auprès de la femme, non pas de la femme, mais de l’idole qu’il avait vue la veille, aux lumières, comme une fraîche et pure jeune fille vêtue de gaze, de blondes et de voiles. Il arrivait impétueusement pour lui déclarer son amour, comme s’il s’agissait du premier coup de canon sur un champ de bataille. Pauvre écolier ! Il trouva sa vaporeuse sylphide enveloppée d’un peignoir de cachemire brun habilement bouillonné, languissamment couchée sur le divan d’un obscur boudoir. Madame de Langeais ne se leva même pas, elle ne montra que sa tête, dont les cheveux étaient en désordre, quoique retenus dans un voile. Puis d’une main qui, dans le clair obscur produit par la tremblante lueur d’une seule bougie placée loin d’elle, parut aux yeux de Montriveau blanche comme une main de marbre, elle lui fit signe de s’asseoir, et lui dit d’une voix aussi douce que l’était la lueur : — Si ce n’eût pas été vous, monsieur le marquis, si c’eût été un ami avec lequel j’eusse pu agir sans façon, ou un indifférent qui m’eût légèrement intéressée,