Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, VI.djvu/113

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Un sombre silence régna pendant quelques instants. La journée se passa dans les plus cruelles alternatives. Tous les trois ils s’élançaient à la fenêtre du salon au moindre bruit, et se livraient à une foule de conjectures. Pendant le temps où sa famille se désolait, Philippe mettait tranquillement tout en ordre à sa caisse. Il eut l’audace de rendre ses comptes en disant que, craignant quelque malheur, il avait les onze mille francs chez lui. Le drôle sortit à quatre heures en prenant cinq cents francs de plus à sa caisse, et monta froidement au jeu, où il n’était pas allé depuis qu’il occupait sa place, car il avait bien compris qu’un caissier ne peut pas hanter les maisons de jeu. Ce garçon ne manquait pas de calcul. Sa conduite postérieure prouvera d’ailleurs qu’il tenait plus de son aïeul Rouget que de son vertueux père. Peut-être eût-il fait un bon général ; mais, dans sa vie privée, il fut un de ces profonds scélérats qui abritent leurs entreprises et leurs mauvaises actions derrière le paravent de la légalité et sous le toit discret de la famille. Philippe garda tout son sang-froid dans cette suprême entreprise. Il gagna d’abord et alla jusqu’à une masse de six mille francs ; mais il se laissa éblouir par le désir de terminer son incertitude d’un coup. Il quitta le Trente-et-Quarante en apprenant qu’à la roulette la Noire venait de passer seize fois ; il alla jouer cinq mille francs sur la Rouge, et la Noire sortit encore une dix-septième fois. Le colonel mit alors son billet de mille francs sur la Noire et gagna. Malgré cette étonnante entente du hasard, il avait la tête fatiguée ; et, quoiqu’il le sentît, il voulut continuer ; mais le sens devinatoire qu’écoutent les joueurs et qui procède par éclairs était altéré déjà. Vinrent des intermittences qui sont la perte des joueurs. La lucidité, de même que les rayons du soleil, n’a d’effet que par la fixité de la ligne droite, elle ne devine qu’à la condition de ne pas rompre son regard ; elle se trouble dans les sautillements de la chance. Philippe perdit tout. Après de si fortes épreuves, l’âme la plus insouciante comme la plus intrépide s’affaisse. Aussi, en revenant chez lui, Philippe pensait-il d’autant moins à sa promesse de suicide, qu’il n’avait jamais voulu se tuer. Il ne songeait plus ni à sa place perdue, ni à son cautionnement entamé, ni à sa mère, ni à Mariette, la cause de sa ruine ; il allait machinalement. Quand il entra, sa mère en pleurs, la Descoings et son frère lui sautèrent au cou, l’embrassèrent et le portèrent avec joie au coin du feu.

— Tiens ! pensa-t-il, l’annonce a fait son effet.