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LES CÉLIBATAIRES : UN MÉNAGE DE GARÇON.

— Ma chère enfant, lui dit le soldat, c’est moi qui dès le principe, ait conseillé votre mariage avec mon oncle ; et, si vous y consentez, il aura lieu dès que vous serez rétablie…

— On me l’a dit, répondit-elle.

— Il est naturel que, si les circonstances m’ont contraint à vous faire du mal, je veuille vous faire le plus de bien possible. La fortune, la considération et une famille valent mieux que ce que vous avez perdu. Mon oncle mort, vous n’eussiez pas été long-temps la femme de ce garçon, car j’ai su de ses amis qu’il ne vous réservait pas un beau sort. Tenez, ma chère petite, entendons-nous ? nous vivrons tous heureux. Vous serez ma tante, et rien que ma tante. Vous aurez soin que mon oncle ne m’oublie pas dans son testament ; de mon côté, vous verrez comme je vous ferai traiter dans votre contrat de mariage… Calmez-vous, pensez à cela, nous en reparlerons. Vous le voyez, les gens les plus sensés, toute la ville vous conseille de faire cesser une position illégale, et personne ne vous en veut de me recevoir. On comprend que, dans la vie, les intérêts passent avant les sentiments. Vous serez, le jour de votre mariage, plus belle que vous n’avez jamais été. Votre indisposition en vous pâlissant vous a rendu de la distinction. Si mon oncle ne vous aimait pas follement, parole d’honneur, dit-il en se levant et lui baisant la main, vous seriez la femme du colonel Bridau.

Philippe quitta la chambre en laissant dans l’âme de Flore ce dernier mot pour y réveiller une vague idée de vengeance qui sourit à cette fille, presque heureuse d’avoir vu ce personnage effrayant à ses pieds. Philippe venait de jouer en petit la scène que joue Richard III avec la reine qu’il vient de rendre veuve. Le sens de cette scène montre que le calcul caché sous un sentiment entre bien avant dans le cœur et y dissipe le deuil le plus réel. Voilà comment dans la vie privée la Nature se permet ce qui, dans les œuvres du génie, est le comble de l’Art ; son moyen, à elle, est l’intérêt, qui est le génie de l’argent.

Au commencement du mois d’avril 1823, la salle de Jean-Jacques Rouget offrit donc, sans que personne s’en étonnât, le spectacle d’un superbe dîner donné pour la signature du contrat de mariage de mademoiselle Flore Brazier avec le vieux célibataire. Les convives étaient monsieur Héron ; les quatre témoins, messieurs Mignonnet, Carpentier, Hochon et Goddet père ; le maire et le curé ; puis Agathe Bridau, madame Hochon et son amie madame Borniche,