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II. LIVRE, SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE.

enfin tous les gens qui divertissent, régentent ou conduisent leur époque. La volonté peut et doit être un sujet d’orgueil bien plus que le talent. Si le talent a son germe dans une prédisposition cultivée, le vouloir est une conquête faite à tout moment sur les instincts, sur les goûts domptés, refoulés, sur les fantaisies et les entraves vaincues, sur les difficultés de tout genre héroïquement surmontées.

L’abus du cigare entretenait la paresse de Lousteau. Si le tabac endort le chagrin, il engourdit infailliblement l’énergie. Tout ce que le cigare éteignait au physique, la Critique l’annihilait au moral chez ce garçon si facile au plaisir. La Critique est funeste au critique comme le Pour et le Contre à l’avocat. À ce métier, l’esprit se fausse, l’intelligence perd sa lucidité rectiligne. L’Écrivain n’existe que par des partis pris. Aussi doit-on distinguer deux Critiques, de même que, dans la peinture, on reconnaît l’Art et le Métier. Critiquer à la manière de la plupart des feuilletonistes actuels, c’est exprimer des jugements tels quels d’une façon plus ou moins spirituelle, comme un avocat plaide au Palais les causes les plus contradictoires. Les journalistes bons enfants trouvent toujours un thème à développer dans l’œuvre qu’ils analysent. Ainsi fait, ce métier convient aux esprits paresseux, aux gens dépourvus de la faculté sublime d’imaginer, ou qui, la possédant, n’ont pas le courage de la cultiver. Toute pièce de théâtre, tout livre devient sous leurs plumes un sujet qui ne coûte aucun effort à leur imagination, et dont le compte-rendu s’écrit, ou moqueur ou sérieux, au gré des passions du moment. Quant au jugement, quel qu’il soit, il est toujours justifiable avec l’esprit français qui se prête admirablement au Pour et au Contre. La conscience est si peu consultée, ces bravi tiennent si peu à leur avis, qu’ils vantent dans un foyer de théâtre l’œuvre qu’ils déchirent dans leurs articles. On en a vu passant, au besoin, d’un journal à un autre sans prendre la peine d’objecter que les opinions du nouveau feuilleton doivent être diamétralement opposées à celles de l’ancien. Bien plus, madame de La Baudraye souriait en voyant faire à Lousteau un article dans le sens légitimiste et un article dans le sens dynastique sur un même événement. Elle applaudissait à cette maxime dite par lui : — Nous sommes les Avoués de l’opinion publique !… L’autre Critique est toute une science, elle exige une compréhension complète des œuvres, une vue lucide sur les tendances d’une époque, l’adoption