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Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, X.djvu/109

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toujours. Elle eut l’audace de valser avec un jeune aide-de-camp, et je restai tour à tour fâché, boudeur, admirant, aimant, jaloux.

— À demain, me dit-elle vers deux heures du matin, quand elle sortit du bal.

— Je n’irai pas, pensais-je, et je t’abandonne. Tu es plus capricieuse, plus fantasque mille fois peut-être… que mon imagination.

Le lendemain, nous étions devant un bon feu, dans un petit salon élégant, assis tous deux ; elle sur une causeuse ; moi, sur des coussins, presque à ses pieds, et mon œil sous le sien. La rue était silencieuse. La lampe jetait une clarté douce. C’était une de ces soirées délicieuses à l’âme, un de ces moments qui ne s’oublient jamais, une de ces heures passées dans la paix et le désir, et dont, plus tard, le charme est toujours un sujet de regret, même quand nous nous trouvons plus heureux. Qui peut effacer la vive empreinte des premières sollicitations de l’amour ?

— Allons, dit-elle, j’écoute.

— Mais je n’ose commencer. L’aventure a des passages dangereux pour le narrateur. Si je m’enthousiasme, vous me ferez taire.

— Parlez.

— J’obéis.

— Ernest-Jean Sarrasine était le seul fils d’un procureur de la Franche-Comté, repris-je après une pause. Son père avait assez loyalement gagné six à huit mille livres de rente, fortune de praticien qui, jadis, en province, passait pour colossale. Le vieux maître Sarrasine, n’ayant qu’un enfant, ne voulut rien négliger pour son éducation, il espérait en faire un magistrat, et vivre assez long-temps pour voir, dans ses vieux jours, le petit-fils de Matthieu Sarrasine, laboureur au pays de Saint-Dié, s’asseoir sur les lis et dormir à l’audience pour la plus grande gloire du Parlement ; mais le ciel ne réservait pas cette joie au procureur. Le jeune Sarrasine, confié de bonne heure aux Jésuites, donna les preuves d’une turbulence peu commune. Il eut l’enfance d’un homme de talent. Il ne voulait étudier qu’à sa guise, se révoltait souvent, et restait parfois des heures entières plongé dans de confuses méditations, occupé, tantôt à contempler ses camarades quand ils jouaient, tantôt à se représenter les héros d’Homère. Puis, s’il lui arrivait de se divertir, il mettait une ardeur extraor-