revenait pas plus du bonheur et de l’aplomb de Popinot que du luxe de du Tillet. Anselme vous a pris un petit air pincé, quand je lui ai mis la main sur la tête, comme s’il était déjà François Keller.
Birotteau n’avait pas songé que les commis le regardaient, et qu’un maître de maison a sa dignité à conserver chez lui. Là, comme chez du Tillet, le bonhomme avait fait une sottise par bonté de cœur, et faute de retenir un sentiment vrai, bourgeoisement exprimé, César aurait blessé tout autre homme qu’Anselme.
Ce dîner du dimanche chez les Ragon devait être la dernière joie des dix-neuf années heureuses du ménage de Birotteau, joie complète d’ailleurs. Ragon demeurait rue du Petit-Bourbon-Saint-Sulpice, à un deuxième étage, dans une antique maison de digne apparence, dans un vieil appartement à trumeaux où dansaient les bergères en paniers et où paissaient les moutons de ce dix-huitième siècle dont les Ragon représentaient si bien la bourgeoisie grave et sérieuse, à mœurs comiques, à idées respectueuses envers la noblesse, dévouée au souverain et à l’église. Les meubles, les pendules, le linge, la vaisselle, tout était patriarcal, à formes neuves par leur vieillesse même. Le salon, tendu de vieux damas, orné de rideaux en brocatelle, offrait des duchesses, des bonheurs du jour, un superbe Popinot, échevin de Sancerre, peint par Latour, le père de madame Ragon, un bonhomme excellent en peinture, et qui souriait comme un parvenu dans sa gloire. Au logis, madame Ragon se complétait par un petit chien anglais de la race de ceux de Charles II, qui faisait un merveilleux effet sur son petit sofa dur, à formes rococo, qui, certes, n’avait jamais joué le rôle du sofa de Crébillon. Parmi toutes leurs vertus, les Ragon se recommandaient par la conservation de vieux vins arrivés à un parfait dépouillement, et par la possession de quelques liqueurs de madame Anfoux, que des gens assez entêtés pour aimer sans espoir, disait-on, la belle madame Ragon lui avaient rapportées des îles. Aussi leurs petits dîners étaient-ils prisés ! Une vieille cuisinière, Jeannette, servait les deux vieillards avec un aveugle dévouement, elle aurait volé des fruits pour leur faire des confitures ! Loin de porter son argent aux caisses d’épargne, elle le mettait sagement à la loterie, espérant apporter un jour le gros lot à ses maîtres. Le dimanche où ses maîtres avaient du monde, elle était, malgré ses soixante ans, à la cuisine pour surveiller les plats, à la table pour servir avec une agilité qui eût rendu des points à mademoiselle Mars dans