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Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/11

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R. Jean-Jacques Rousseau, en toutes lettres.

N. Vous n’y pensez pas ! que dira-t-on de vous ?

R. Ce qu’on voudra. Je me nomme à la tête de ce recueil, non pour me l’approprier, mais pour en répondre. S’il y a du mal, qu’on me l’impute ; s’il y a du bien, je n’entends point m’en faire honneur. Si l’on trouve le livre mauvais en lui-même, c’est une raison de plus pour y mettre mon nom. Je ne veux pas passer pour meilleur que je ne suis.

N. Êtes-vous content de cette réponse ?

R. Oui, dans des temps où il n’est possible à personne d’être bon.

N. Et les belles âmes, les oubliez-vous ?

R. La nature les fit, vos institutions les gâtent.

N. À la tête d’un livre d’amour on lira ces mots : Par J.-J. Rousseau ! citoyen de Genève !

R. Citoyen de Genève ! Non pas cela. Je ne profane point le nom de ma patrie ; je ne le mets qu’aux écrits que je crois lui pouvoir faire honneur.

N. Vous portez vous-même un nom qui n’est pas sans honneur, et vous avez aussi quelque chose à perdre. Vous donnez un livre foible et plat qui vous fera tort. Je voudrois pouvoir vous en empêcher ; mais si vous en faites la sottise, j’approuve que vous la fassiez hautement et franchement ; cela du moins sera dans votre caractère. Mais, à propos, mettrez-vous aussi votre devise à ce livre ?

R. Mon libraire m’a déjà fait cette plaisanterie, et je l’ai trouvée si bonne que j’ai promis de lui en faire honneur. Non, monsieur, je ne mettrai point ma devise à ce livre ; mais je ne la quitterai pas pour cela, et je m’effraye moins que jamais de l’avoir prise. Souvenez-vous que je songeois à faire imprimer ces lettres quand j’écrivois contre les spectacles, et que le soin d’excuser un de ces écrits ne m’a point fait altérer la vérité dans l’autre. Je me suis accusé d’avance plus fortement peut-être que personne ne m’accusera. Celui qui préfère la vérité à sa gloire peut espérer de la préférer à la vie. Vous voulez qu’on soit toujours conséquent ; je doute que cela soit possible à l’homme ; mais ce qui lui est possible est d’être toujours vrai : voilà ce que je veux tâcher d’être.

N. Quand je vous demande si vous êtes l’auteur de ces lettres pourquoi donc éludez-vous ma question ?

R. Pour cela même que je ne veux pas dire un mensonge.

N. Mais vous refusez aussi de dire la vérité.

R. C’est encore lui rendre honneur que de déclarer qu’on la veut taire. Vous auriez meilleur marché d’un homme qui voudroit mentir. D’ailleurs les gens de goût se trompent-ils sur la plume des auteurs ? Comment osez-vous faire une question que c’est à vous de résoudre ?

N. Je la résoudrois bien pour quelques lettres ; elles sont certainement de vous ; mais je ne vous reconnois plus dans les autres, et je doute qu’on se puisse contrefaire à ce point. La nature, qui n’a pas peur qu’on la méconnoisse, change souvent d’apparence ; et souvent l’art se décèle en voulant être plus naturel qu’elle ; c’est le grogneur de la fable, qui rend la voix de l’animal mieux que l’animal même. Ce recueil est plein de choses d’une maladresse que le dernier barbouilleur eût évitée : les déclamations, les répétitions, les contradictions, les éternelles rabâcheries. Où est l’homme capable de mieux faire qui pourroit se résoudre à faire si mal ? Où est celui qui auroit laissé la choquante proposition que ce fou d’Édouard fait à Julie ? Où est celui qui n’auroit pas corrigé le ridicule du petit bonhomme qui, voulant toujours mourir, a soin d’en avertir tout le monde, et finit par se porter toujours bien ? Où est celui qui n’eût pas commencé par se dire : Il faut marquer avec soin les caractères ; il faut exactement varier les styles ? Infailliblement, avec ce projet, il auroit mieux fait que la nature.

J’observe que dans une société très-intime, les styles se rapprochent ainsi que les caractères, et que les amis, confondant leurs âmes, confondent aussi leurs manières de penser, de sentir et de dire. Cette Julie, telle qu’elle est, doit être une créature enchanteresse, tout ce qui l’approche doit lui ressembler ; tout doit devenir Julie autour d’elle ; tous ses amis ne doivent avoir qu’un ton ; mais ces choses se sentent et ne s’imaginent pas. Quand elles s’imagineroient, l’inventeur n’oseroit les mettre en pratique : il ne lui faut que des traits qui frappent la multitude ; ce qui redevient simple à force de finesse ne lui convient plus ; or, c’est là qu’est le sceau de la vérité ; c’est là qu’un œil attentif cherche et retrouve la nature.

R. Eh bien ! vous concluez donc ?

N. Je ne conclus pas, je doute ; et je ne saurois vous dire combien ce doute m’a tourmenté durant la lecture de ces lettres. Certainement, si tout cela n’est qu’une fiction, vous avec fait un mauvais livre ; mais dites que ces deux femmes ont existé, et je relis ce recueil tous les ans jusqu’à la fin de ma vie.

R. Eh ! qu’importe qu’elles aient existé ? vous les chercheriez en vain sur la terre ; elles ne sont plus.

N. Elles ne sont plus ? Elles furent donc ?

R. Cette conclusion est conditionnelle : si elles furent, elles ne sont plus.

N. Entre nous, convenez que ces petites subtilités sont plus déterminantes qu’embarrassantes.

R. Elles sont ce que vous les forcez d’être, pour ne point me trahir ni mentir.

N. Ma foi, vous aurez beau faire, on vous devi-