Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/136

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qu’une visite ; c’est un recueil de jolis entretiens et de jolies lettres pleines de portraits, de maximes, de philosophie, et de bel esprit. A l’égard du physique, il n’exige pas tant de mystère ; on a très sensément trouvé qu’il fallait régler sur l’instant des désirs la facilité de les satisfaire : la première venue, le premier venu, l’amant ou un autre, un homme est toujours un homme, tous sont presque également bons ; et il y a du moins à cela de la conséquence, car pourquoi serait-on plus fidèle à l’amant qu’au mari ? Et puis à certain âge tous les hommes sont à peu près le même homme, toutes les femmes la même femme ; toutes ces poupées sortent de chez la même marchande de modes, et il n’y a guère d’autre choix à faire que ce qui tombe le plus commodément sous la main.

Comme je ne sais rien de ceci par moi-même, on m’en a parlé sur un ton si extraordinaire qu’il ne m’a pas été possible de bien entendre ce qu’on m’en a dit. Tout ce que j’en ai conçu, c’est que, chez la plupart des femmes, l’amant est comme un des gens de la maison : s’il ne fait pas son devoir, on le congédie et l’on en prend un autre ; s’il trouve mieux ailleurs, ou s’ennuie du métier, il quitte, et l’on en prend un autre. Il y a, dit-on, des femmes assez capricieuses pour essayer même du maître de la maison ; car enfin c’est encore une espèce d’homme. Cette fantaisie ne dure pas ; quand elle est passée, on le chasse et l’on en prend un autre, ou s’il s’obstine, on le garde, et l’on en prend un autre.

« Mais, disais-je à celui qui m’expliquait ces étranges usages, comment une femme vit-elle ensuite avec tous ces autres-là qui ont ainsi pris ou reçu leur congé ? ─ Bon ! reprit-il, elle n’y vit point. On ne se voit plus, on ne se connaît plus. Si jamais la fantaisie prenait de renouer, on aurait une nouvelle connaissance à faire, et ce serait beaucoup qu’on se souvînt de s’être vus. ─ Je vous entends, lui dis-je ; mais j’ai beau réduire ces exagérations, je ne conçois pas comment, après une union si tendre, on peut se voir de sang-froid, comment le cœur ne palpite pas au nom de ce qu’on a une fois aimé, comment on ne tressaillit pas à sa rencontre. ─ Vous me faites rire, interrompit-il, avec vos tressaillements ; vous voudriez donc que nos femmes ne fissent autre chose que tomber en syncope ? »

Supprime une partie de ce tableau trop chargé sans doute, place Julie à côté du reste, et souviens-toi de mon cœur ; je n’ai rien de plus à te dire.

Il faut cependant l’avouer, plusieurs de ces impressions désagréables s’effacent par l’habitude. Si le mal se présente avant le bien, il ne l’empêche pas de se montrer à son tour ; les charmes de l’esprit et du naturel font valoir ceux de la personne. La première répugnance vaincue devient bientôt un sentiment contraire. C’est l’autre point de vue du tableau, et la justice ne permet pas de ne l’exposer que par le côté désavantageux.

C’est le premier inconvénient des grandes villes que les hommes y deviennent autres que ce qu’ils sont, et que la société leur donne pour ainsi dire un être différent du leur. Cela est vrai, surtout à Paris, et surtout à l’égard des femmes, qui tirent des regards d’autrui la seule existence dont elles se soucient. En abordant une dame dans une assemblée, au lieu d’une Parisienne que vous croyez voir, vous ne voyez qu’un simulacre de la mode. Sa hauteur, son ampleur, sa démarche, sa taille, sa gorge, ses couleurs, son air, son regard, ses propos, ses manières, rien de tout cela n’est à elle ; et si vous la voyiez dans son état naturel, vous ne pourriez la reconnaître. Or cet échange est rarement favorable à celles qui le font, et en général il n’y a guère à gagner à tout ce qu’on substitue à la nature. Mais on ne l’efface jamais entièrement ; elle s’échappe toujours par quelque endroit, et c’est dans une certaine adresse à la saisir que consiste l’art d’observer. Cet art n’est pas difficile vis-à-vis des femmes de ce pays ; car, comme elles ont plus de naturel qu’elles ne croient en avoir, pour peu qu’on les fréquente assidûment, pour peu qu’on les détache de cette éternelle représentation qui leur plaît si fort, on les voit bientôt comme elles sont ; et c’est alors que toute l’aversion qu’elles ont d’abord inspirée se change en estime et en amitié.

Voilà ce que j’eus occasion d’observer la semaine dernière dans une partie de campagne où quelques femmes nous avaient assez étourdiment invités, moi et quelques autres nouveaux débarqués, sans trop s’assurer que nous leur convenions, ou peut-être pour avoir le plaisir d’y rire de nous à leur aise. Cela ne manqua pas d’arriver le premier jour. Elles nous accablèrent