Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/137

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d’abord de traits plaisants et fins, qui tombant toujours sans rejaillir, épuisèrent bientôt leur carquois. Alors elles s’exécutèrent de bonne grâce, et ne pouvant nous amener à leur ton, elles furent réduites à prendre le nôtre. Je ne sais si elles se trouvèrent bien de cet échange ; pour moi, je m’en trouvai à merveille ; je vis avec surprise que je m’éclairais plus avec elles que je n’aurais fait avec beaucoup d’hommes. Leur esprit ornait si bien le bon sens, que je regrettais ce qu’elles en avaient mis à le défigurer ; et je déplorais, en jugeant mieux des femmes de ce pays, que tant d’aimables personnes ne manquassent de raison que parce qu’elles ne voulaient pas en avoir. Je vis aussi que les grâces familières et naturelles effaçaient insensiblement les airs apprêtés de la ville ; car, sans y songer, on prend des manières assortissantes aux choses qu’on dit, et il n’y a pas moyen de mettre à des discours sensés les grimaces de la coquetterie. Je les trouvai plus jolies depuis qu’elles ne cherchaient plus tant à l’être, et je sentis qu’elles n’avaient besoin pour plaire que de ne se pas déguiser. J’osai soupçonner sur ce fondement que Paris, ce prétendu siège du goût, est peut-être le lieu du monde où il y en a le moins, puisque tous les soins qu’on y prend pour plaire défigurent la véritable beauté.

Nous restâmes ainsi quatre ou cinq jours ensemble, contents les uns des autres et de nous-mêmes. Au lieu de passer en revue Paris et ses folies, nous l’oubliâmes. Tout notre soin se bornait à jouir entre nous d’une société agréable et douce. Nous n’eûmes besoin ni de satires ni de plaisanteries pour nous mettre de bonne humeur ; et nos ris n’étaient pas de raillerie, mais de gaieté, comme ceux de ta cousine.

Une autre chose acheva de me faire changer d’avis sur leur compte. Souvent, au milieu de nos entretiens les plus animés, on venait dire un mot à l’oreille de la maîtresse de la maison. Elle sortait, allait s’enfermer pour écrire, et ne rentrait de longtemps. Il était aisé d’attribuer ces éclipses à quelque correspondance de cœur, ou de celles qu’on appelle ainsi. Une autre femme en glissa légèrement un mot qui fut assez mal reçu ; ce qui me fit juger que si l’absente manquait d’amants, elle avait au moins des amis. Cependant la curiosité m’ayant donné quelque attention, quelle fut ma surprise en apprenant que ces prétendus grisons de Paris étaient des paysans de la paroisse qui venaient, dans leurs calamités, implorer la protection de leur dame ; l’un surchargé de tailles à la décharge d’un plus riche, l’autre enrôlé dans la milice sans égard pour son âge et pour ses enfants ; l’autre écrasé d’un puissant voisin par un procès injuste ; l’autre ruiné par la grêle, et dont on exigeait le bail à la rigueur. Enfin tous avaient quelque grâce à demander, tous étaient patiemment écoutés, on n’en rebutait aucun, et le temps attribué aux billets doux était employé à écrire en faveur de ces malheureux. Je ne saurais te dire avec quel étonnement j’appris et le plaisir que prenait une femme si jeune et si dissipée à remplir ces aimables devoirs, et combien peu elle y mettait d’ostentation. Comment ! disais-je tout attendri, quand ce serait Julie elle ne ferait pas autrement. Dès cet instant je ne l’ai plus regardée qu’avec respect, et tous ses défauts sont effacés à mes yeux.

Sitôt que mes recherches se sont tournées de ce côté, j’ai appris mille choses à l’avantage de ces mêmes femmes que j’avais d’abord trouvées si insupportables. Tous les étrangers conviennent unanimement qu’en écartant les propos à la mode, il n’y a point de pays au monde où les femmes soient plus éclairées, parlent en général plus sensément, plus judicieusement, et sachent donner, au besoin, de meilleurs conseils. Otons le jargon de la galanterie et du bel esprit, quel parti tirerons-nous de la conversation d’une Espagnole, d’une Italienne, d’une Allemande ? Aucun ; et tu sais, Julie, ce qu’il en est communément de nos Suissesses. Mais qu’on ose passer pour peu galant, et tirer les Françaises de cette forteresse, dont à la vérité elles n’aiment guère à sortir, on trouve encore à qui parler en rase campagne, et l’on croit combattre avec un homme, tant elles savent s’armer de raison et faire de nécessité vertu. Quant au bon caractère, je ne citerai point le zèle avec lequel elles servent leurs amis ; car il peut régner en cela une certaine chaleur d’amour-propre qui soit de tous les pays ; mais quoique ordinairement elles n’aiment qu’elles-mêmes,