Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/572

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il est vrai ; mais enfin il offre un sens, et il n’a rien qui répugne à la raison ni à l’observation : en peut-on dire autant du matérialisme ? N’est-il pas clair que si le mouvement était essentiel à la matière, il en serait inséparable, il y serait toujours en même degré, toujours le même dans chaque portion de matière, il serait incommunicable, il ne pourrait ni augmenter ni diminuer, et l’on ne pourrait pas même concevoir la matière en repos ? Quand on me dit que le mouvement ne lui est pas essentiel, mais nécessaire, on veut me donner le change par des mots qui seraient plus aisés à réfuter s’ils avaient un peu plus de sens. Car, ou le mouvement de la matière lui vient d’elle-même, et alors il lui est essentiel, ou, s’il lui vient d’une cause étrangère, il n’est nécessaire à la matière qu’autant que la cause motrice agit sur elle : nous rentrons dans la première difficulté.

Les idées générales et abstraites sont la source des plus grandes erreurs des hommes ; jamais le jargon de la métaphysique n’a fait découvrir une seule vérité, et il a rempli la philosophie d’absurdités dont on a honte, sitôt qu’on les dépouille de leurs grands mots. Dites-moi, mon ami, si, quand on vous parle d’une force aveugle répandue dans toute la nature, on porte quelque véritable idée à votre esprit. On croit dire quelque chose par ces mots vagues de force universelle, de mouvement nécessaire, et l’on ne dit rien du tout. L’idée du mouvement n’est autre chose que l’idée du transport d’un lieu à un autre : il n’y a point de mouvement sans quelque direction ; car un être individuel ne saurait se mouvoir à la fois dans tous les sens. Dans quel sens donc la matière se meut-elle nécessairement ? Toute la matière en corps a-t-elle un mouvement uniforme, ou chaque atome a-t-elle un mouvement propre ? Selon la première idée, l’univers entier doit former une masse solide et indivisible ; selon la seconde, il ne doit former qu’un fluide épars et incohérent, sans qu’il soit jamais possible que deux atomes se réunissent. Sur quelle direction se fera ce mouvement commun de toute la matière ? Sera-ce en droite ligne, en haut, en bas, à droite ou à gauche ? Si chaque molécule de matière a sa direction particulière, quelles seront les causes de toutes ces directions et de toutes ces différences ? Si chaque atome ou molécule de matière ne faisait que tourner sur son propre centre, jamais rien ne sortirait de sa place, et il n’y aurait point de mouvement communiqué ; encore même faudrait-il que ce mouvement circulaire fût déterminé dans quelque sens. Donner à la matière le mouvement par abstraction, c’est dire des mots qui ne signifient rien ; et lui donner un mouvement déterminé, c’est supposer une cause qui le détermine. Plus je multiplie les forces particulières, plus j’ai de nouvelles causes à expliquer, sans jamais trouver aucun agent commun qui les dirige. Loin de pouvoir imaginer aucun ordre dans le concours fortuit des éléments, je n’en puis pas même imaginer le combat, et le chaos de l’univers m’est plus inconcevable que son harmonie. Je comprends que le mécanisme du monde peut n’être pas intelligible à l’esprit humain ; mais sitôt qu’un homme se mêle de l’expliquer, il doit dire des choses que les hommes entendent.

Si la matière mue me montre une volonté, la matière mue selon de certaines lois me montre une intelligence : c’est mon second article de foi. Agir, comparer, choisir, sont les opérations d’un être actif et pensant : donc cet être existe. Où le voyez-vous exister ? m’allez-vous dire. Non seulement dans les cieux qui roulent, dans l’astre qui nous éclaire ; non seulement dans moi-même, mais dans la brebis qui paît, dans l’oiseau qui vole, dans la pierre qui tombe, dans la feuille qu’emporte le vent.

Je juge de l’ordre du monde quoique j’en ignore la fin, parce que pour juger de cet ordre il me suffit de comparer les parties entre elles, d’étudier leur concours, leurs rapports, d’en remarquer le concert. J’ignore pourquoi l’univers existe ; mais je ne laisse pas de voir comment il est modifié : je ne laisse pas d’apercevoir l’intime correspondance par laquelle les êtres qui le composent se prêtent un secours mutuel. Je suis comme un homme qui verrait pour la première fois une montre ouverte, et qui ne laisserait pas d’en admirer l’ouvrage, quoiqu’il ne connût pas l’usage de la machine et qu’il n’eût point vu le cadran. Je ne sais, dirait-il, à quoi le tout est bon ; mais je vois que chaque pièce est faite pour les autres;