Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/585

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pour se refuser au penchant de son cœur ; la fausse prudence le resserre dans les bornes du moi humain ; il faut mille efforts de courage pour oser les franchir. Se plaire à bien faire est le prix d’avoir bien fait, et ce prix ne s’obtient qu’après l’avoir mérité. Rien n’est plus aimable que la vertu ; mais il en faut jouir pour la trouver telle. Quand on la veut embrasser, semblable au Protée de la fable, elle prend d’abord mille formes effrayantes, et ne se montre enfin sous la sienne qu’à ceux qui n’ont point lâché prise.

Combattu sans cesse par mes sentiments naturels qui parlaient pour l’intérêt commun, et par ma raison qui rapportait tout à moi, j’aurais flotté toute ma vie dans cette continuelle alternative, faisant le mal, aimant le bien, et toujours contraire à moi-même, si de nouvelles lumières n’eussent éclairé mon cœur, si la vérité, qui fixa mes opinions, n’eût encore assuré ma conduite et ne m’eût mis d’accord avec moi. On a beau vouloir établir la vertu par la raison seule, quelle solide base peut-on lui donner ? La vertu, disent-ils, est l’amour de l’ordre. Mais cet amour peut-il donc et doit-il l’emporter en moi sur celui de mon bien-être ? Qu’ils me donnent une raison claire et suffisante pour le préférer. Dans le fond leur prétendu principe est un pur jeu de mots ; car je dis aussi, moi, que le vice est l’amour de l’ordre, pris dans un sens différent. Il y a quelque ordre moral partout où il y a sentiment et intelligence. La différence est que le bon s’ordonne par rapport au tout, et que le méchant ordonne le tout par rapport à lui. Celui-ci se fait le centre de toutes choses ; l’autre mesure son rayon et se tient à la circonférence. Alors il est ordonné par rapport au centre commun, qui est Dieu, et par rapport à tous les cercles concentriques, qui sont les créatures. Si la Divinité n’est pas, il n’y a que le méchant qui raisonne, le bon n’est qu’un insensé.

O mon enfant, puissiez-vous sentir un jour de quel poids on est soulagé, quand, après avoir épuisé la vanité des opinions humaines et goûté l’amertume des passions, on trouve enfin si près de soi la route de la sagesse, le prix des travaux de cette vie, et la source du bonheur dont on a désespéré ! Tous les devoirs de la loi naturelle, presque effacés de mon cœur par l’injustice des hommes, s’y retracent au nom de l’éternelle justice qui me les impose et qui me les voit remplir. Je ne sens plus en moi que l’ouvrage et l’instrument du grand Etre qui veut le bien, qui le fait, qui fera le mien par le concours de mes volontés aux siennes et par le bon usage de ma liberté : j’acquiesce à l’ordre qu’il établit, sûr de jouir moi-même un jour de cet ordre et d’y trouver ma félicité ; car quelle félicité plus douce que de se sentir ordonné dans un système où tout est bien ? En proie à la douleur, je la supporte avec patience, en songeant qu’elle est passagère et qu’elle vient d’un corps qui n’est point à moi. Si je fais une bonne action sans témoin, je sais qu’elle est vue, et je prends acte pour l’autre vie de ma conduite en celle-ci. En souffrant une injustice, je me dis : l’Etre juste qui régit tout saura bien m’en dédommager, les besoins de mon corps, les misères de ma vie me rendent l’idée de la mort plus supportable. Ce seront autant de liens de moins à rompre quand il faudra tout quitter.

Pourquoi mon âme est-elle soumise à mes sens et enchaînée à ce corps qui l’asservit et la gêne ? Je n’en sais rien : suis-je entré dans les décrets de Dieu ? Mais je puis, sans témérité, former de modestes conjectures. Je me dis : Si l’esprit de l’homme fût resté libre et pur, quel mérite aurait-il d’aimer et suivre l’ordre qu’il verrait établi et qu’il n’aurait nul intérêt à troubler ? Il serait heureux, il est vrai ; mais il manquerait à son bonheur le degré le plus sublime, la gloire de la vertu et le bon témoignage de soi ; il ne serait que comme les anges ; et sans doute l’homme vertueux sera plus qu’eux. Unie à un corps mortel par des liens non moins puissants qu’incompréhensibles, le soin de la conservation de ce corps excite l’âme à rapporter tout à lui, et lui donne un intérêt contraire à l’ordre général, qu’elle est pourtant capable de voir et d’aimer ; c’est alors que le bon usage de sa liberté devient à la fois le mérite et la récompense, et qu’elle se prépare un bonheur inaltérable en combattant ses passions terrestres et se maintenant dans sa première volonté.

Que si, même dans l’état d’abaissement où nous sommes durant cette vie, tous nos premiers