Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/608

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tient l’esprit dans l’attente de ce qu’on va dire : et souvent cet objet seul a tout dit. Thrasybule et Tarquin coupant des têtes de pavots, Alexandre appliquant son sceau sur la bouche de son favori, Diogène marchant devant Zénon, ne parlaient-ils pas mieux que s’ils avaient fait de longs discours ? Quel circuit de paroles eût aussi bien rendu les mêmes idées ? Darius, engagé dans la Scythie avec son armée, reçoit de la part du roi des Scythes un oiseau, une grenouille, une souris et cinq flèches. L’ambassadeur remet son présent, et s’en retourne sans rien dire. De nos jours cet homme eût passé pour fou. Cette terrible harangue fut entendue, et Darius n’eut plus grande hâte que de regagner son pays comme il put. Substituez une lettre à ces signes ; plus elle sera menaçante, et moins elle effrayera ; ce ne sera qu’une fanfaronnade dont Darius n’eût fait que rire.

Que d’attention chez les Romains à la langue des signes ! Des vêtements divers selon les âges, selon les conditions ; des toges, des saies, des prétextes, des bulles, des laticlaves, des chaires, des licteurs, des faisceaux, des haches, des couronnes d’or, d’herbes, de feuilles, des ovations, des triomphes : tout chez eux était appareil, représentation, cérémonie, et tout faisait impression sur les cœurs des citoyens. Il importait à l’Etat que le peuple s’assemblât en tel lieu plutôt qu’en tel autre ; qu’il vît ou ne vît pas le Capitole ; qu’il fût ou ne fût pas tourné du côté du sénat ; qu’il délibérât tel ou tel jour par préférence. Les accusés changeaient d’habit, les candidats en changeaient ; les guerriers ne vantaient pas leurs exploits, ils montraient leurs blessures. À la mort de César, j’imagine un de nos orateurs, voulant émouvoir le peuple, épuiser tous les lieux communs de l’art pour faire une pathétique description de ses plaies, de son sang, de son cadavre : Antoine, quoique éloquent, ne dit point tout cela ; il fait apporter le corps. Quelle rhétorique !

Mais cette digression m’entraîne insensiblement loin de mon sujet, ainsi que font beaucoup d’autres, et mes écarts sont trop fréquents pour pouvoir être longs et tolérables : je reviens donc.

Ne raisonnez jamais sèchement avec la jeunesse. Revêtez la raison d’un corps si vous voulez la lui rendre sensible. Faites passer par le cœur le langage de l’esprit, afin qu’il se fasse entendre. Je le répète, les arguments froids peuvent déterminer nos opinions, non nos actions ; ils nous font croire et non pas agir ; on démontre ce qu’il faut penser, et non ce qu’il faut faire. Si cela est vrai pour tous les hommes, à plus forte raison l’est-il pour les jeunes gens encore enveloppés dans leurs sens, et qui ne pensent qu’autant qu’ils imaginent.

Je me garderai donc bien, même après les préparations dont j’ai parlé, d’aller tout d’un coup dans la chambre d’Émile lui faire lourdement un long discours sur le sujet dont je veux l’instruire. Je commencerai par émouvoir son imagination ; je choisirai le temps, le lieu, les objets les plus favorables à l’impression que je veux faire ; j’appellerai, pour ainsi dire, toute la nature à témoin de nos entretiens ; j’attesterai l’Etre éternel, dont elle est l’ouvrage, de la vérité de mes discours ; je le prendrai pour juge entre Émile et moi ; je marquerai la place où nous sommes, les rochers, les bois, les montagnes qui nous entourent pour monuments de ses engagements et des miens ; je mettrai dans mes yeux, dans mon accent, dans mon geste, l’enthousiasme et l’ardeur que je lui veux inspirer. Alors je lui parlerai et il m’écoutera, je m’attendrirai et il sera ému. En me pénétrant de la sainteté de mes devoirs je lui rendrai les siens plus respectables ; j’animerai la force du raisonnement d’images et de figures ; je ne serai point long et diffus en froides maximes, mais abondant en sentiments qui débordent ; ma raison sera grave et sentencieuse, mais mon cœur n’aura jamais assez dit. C’est alors qu’en lui montrant tout ce que j’ai fait pour lui, je le lui montrerai comme fait pour moi-même, il verra dans ma tendre affection la raison de tous mes soins. Quelle surprise, quelle agitation je vais lui donner en changeant tout à coup de langage ! au lieu de lui rétrécir l’âme en lui parlant toujours de son intérêt, c’est du mien seul que je lui parlerai désormais, et je le toucherai davantage ; j’enflammerai son jeune cœur de tous les sentiments d’amitié, de générosité, de reconnaissance, que j’ai fait naître, et qui sont si doux à nourrir. Je le presserai contre mon sein en versant sur lui des larmes d’attendrissement ; je lui dirai : Tu es