Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/612

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judicieusement poli que celui qu’on y aura nourri dès son enfance : car le premier, étant capable de sentir les raisons de tous les procédés relatifs à l’âge, à l’état, au sexe, qui constituent cet usage, les peut réduire en principes, et les étendre aux cas non prévus ; au lieu que l’autre, n’ayant que sa routine pour toute règle, est embarrassé sitôt qu’on l’en sort.

Les jeunes demoiselles françaises sont toutes élevées dans des couvents jusqu’à ce qu’on les marie. S’aperçoit-on qu’elles aient peine alors à prendre ces manières qui leur sont si nouvelles ? et accusera-t-on les femmes de Paris d’avoir l’air gauche, embarrassé, et d’ignorer l’usage du monde pour n’y avoir pas été mises dès leur enfance ? Ce préjugé vient des gens du monde eux-mêmes, qui, ne connaissant rien de plus important que cette petite science, s’imaginent faussement qu’on ne peut s’y prendre de trop bonne heure pour l’acquérir.

Il est vrai qu’il ne faut pas non plus trop attendre. Quiconque a passé toute sa jeunesse loin du grand monde y porte le reste de sa vie un air embarrassé, contraint, un propos toujours hors de propos, des manières lourdes et maladroites, dont l’habitude d’y vivre ne le défait plus, et qui n’acquièrent qu’un nouveau ridicule par l’effort de s’en délivrer. Chaque sorte d’instruction a son temps propre qu’il faut connaître, et ses dangers qu’il faut éviter. C’est surtout pour celle-ci qu’ils se réunissent ; mais je n’y expose pas non plus mon élève sans précaution pour l’en garantir.

Quand ma méthode remplit d’un même objet toutes les vues, et quand, parant un inconvénient, elle en prévient un autre, je juge alors qu’elle est bonne, et que je suis dans le vrai. C’est ce que je crois voir dans l’expédient qu’elle me suggère ici. Si je veux être austère et sec avec mon disciple, je perdrai sa confiance, et bientôt il se cachera de moi. Si je veux être complaisant, facile, ou fermer les yeux, de quoi lui sert d’être sous ma garde ? Je ne fais qu’autoriser son désordre, et soulager sa conscience aux dépens de la mienne. Si je l’introduis dans le monde avec le seul projet de l’instruire, il s’instruira plus que je ne veux. Si je l’en tiens éloigné jusqu’à la fin, qu’aura-t-il appris de moi ? Tout, peut-être, hors l’art le plus nécessaire à l’homme et au citoyen, qui est de savoir vivre avec ses semblables. Si je donne à ces soins une utilité trop éloignée, elle sera pour lui comme nulle, il ne fait cas que du présent. Si je me contente de lui fournir des amusements, quel bien lui fais-je ? il s’amollit et ne s’instruit point.

Rien de tout cela. Mon expédient seul pourvoit à tout. Ton cœur, dis-je au jeune homme, a besoin d’une compagne ; allons chercher celle qui te convient : nous ne la trouverons pas aisément peut-être, le vrai mérite est toujours rare ; mais ne nous pressons ni ne nous rebutons point. Sans doute il en est une et nous la trouverons à la fin, ou du moins celle qui en approche le plus. Avec un projet si flatteur pour lui je l’introduis dans le monde. Qu’ai-je besoin d’en dire davantage ? Ne voyez-vous pas que j’ai tout fait ?

En lui peignant la maîtresse que je lui destine, imaginez si je saurai m’en faire écouter, si je saurai lui rendre agréables et chères les qualités qu’il doit aimer, si je saurai disposer tous ses sentiments à ce qu’il doit rechercher ou fuir. Il faut que je sois le plus maladroit des hommes, si je ne le rends d’avance passionné sans savoir de qui. Il n’importe que l’objet que je lui peindrai soit imaginaire, il suffit qu’il le dégoûte de ceux qui pourraient le tenter, il suffit qu’il trouve partout des comparaisons qui lui fassent préférer sa chimère aux objets réels qui le frapperont : et qu’est-ce que le véritable amour lui-même, si ce n’est chimère, mensonge, illusion ? On aime bien plus l’image qu’on se fait que l’objet auquel on l’applique. Si l’on voyait ce qu’on aime exactement tel qu’il est, il n’y aurait plus d’amour sur la terre. Quand on cesse d’aimer, la personne qu’on aimait reste la même qu’auparavant, mais on ne la voit plus la même ; le voile du prestige tombe, et l’amour s’évanouit. Or, en fournissant l’objet imaginaire, je suis maître des comparaisons, et j’empêche aisément l’illusion des objets réels.

Je ne veux pas pour cela qu’on trompe un jeune homme en peignant un modèle de perfection qui ne puisse exister ; mais je choisirai tellement les défauts de sa maîtresse, qu’ils lui conviennent, qu’ils lui plaisent, et qu’ils servent à corriger les siens. Je ne veux pas non plus qu’on lui mente, en affirmant faussement que l’objet qu’on lui peint existe ; mais s’il se complaît à l’image, il lui souhaitera bientôt un