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Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/679

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a soulagé leurs jeunes cœurs d’un grand poids. Ils ne sont pas moins réservés l’un avec l’autre, mais leur réserve est moins embarrassée ; elle ne vient plus que du respect d’Émile, de la modestie de Sophie, et de l’honnêteté de tous deux. Émile ose lui adresser quelques mots, quelquefois elle ose répondre, mais jamais elle n’ouvre la bouche pour cela sans jeter les yeux sur ceux de sa mère. Le changement qui paraît le plus sensible en elle est envers moi. Elle me témoigne une considération plus empressée, elle me regarde avec intérêt, elle me parle affectueusement, elle est attentive à ce qui peut me plaire ; je vois qu’elle m’honore de son estime, et qu’il ne lui est pas indifférent d’obtenir la mienne. Je comprends qu’Émile lui a parlé de moi ; on dirait qu’ils ont déjà comploté de me gagner : il n’en est rien pourtant, et Sophie elle-même ne se gagne pas si vite. Il aura peut-être plus besoin de ma faveur auprès d’elle, que de la sienne auprès de moi. Couple charmant !... En songeant que le cœur sensible de mon jeune ami m’a fait entrer pour beaucoup dans son premier entretien avec sa maîtresse, je jouis du prix de ma peine ; son amitié m’a tout payé.

Les visites se réitèrent. Les conversations entre nos jeunes gens deviennent plus fréquentes. Émile, enivré d’amour, croit déjà toucher à son bonheur. Cependant, il n’obtient point d’aveu formel de Sophie : elle l’écoute et ne lui dit rien. Émile connaît toute sa modestie ; tant de retenue l’étonne peu ; il sent qu’il n’est pas mal auprès d’elle ; il sait que ce sont les pères qui marient les enfants ; il suppose que Sophie attend un ordre de ses parents, il lui demande la permission de le solliciter ; elle ne s’y oppose pas. Il m’en parle ; j’en parle en son nom, même en sa présence. Quelle surprise pour lui d’apprendre que Sophie dépend d’elle seule, et que pour le rendre heureux elle n’a qu’à le vouloir ! Il commence à ne plus rien comprendre à sa conduite. Sa confiance diminue. Il s’alarme, il se voit moins avancé qu’il ne pensait l’être, et c’est alors que l’amour le plus tendre emploie son langage le plus touchant pour la fléchir.

Émile n’est pas fait pour deviner ce qui lui nuit : si on ne le lui dit, il ne le saura de ses jours, et Sophie est trop fière pour le lui dire. Les difficultés qui l’arrêtent feraient l’empressement d’une autre. Elle n’a pas oublié les leçons de ses parents. Elle est pauvre, Émile est riche, elle le sait. Combien il a besoin de se faire estimer d’elle ! Quel mérite ne lui faut-il point pour effacer cette inégalité ! Mais comment songerait-il à ces obstacles ? Émile sait-il s’il est riche ? Daigne-t-il même s’en informer ? Grâce au ciel, il n’a nul besoin de l’être, il sait être bienfaisant sans cela. Il tire le bien qu’il fait de son cœur, et non de sa bourse. Il donne aux malheureux son temps, ses soins, ses affections, sa personne ; et, dans l’estimation de ses bienfaits, à peine ose-t-il compter pour quelque chose l’argent qu’il répand sur les indigents.

Ne sachant à quoi s’en prendre de sa disgrâce, il l’attribue à sa propre faute : car qui oserait accuser de caprice l’objet de ses adorations ? L’humiliation de l’amour-propre augmente les regrets de l’amour éconduit. Il n’approche plus de Sophie avec cette aimable confiance d’un cœur qui se sent digne du sien ; il est craintif et tremblant devant elle. Il n’espère plus la toucher par la tendresse, il cherche à la fléchir par la pitié. Quelquefois sa patience se lasse, le dépit est prêt à lui succéder. Sophie semble pressentir ses emportements, et le regarde. Ce seul regard le désarme et l’intimide : il est plus soumis qu’auparavant.

Troublé de cette résistance obstinée et de ce silence invincible, il épanche son cœur dans celui de son ami. Il y dépose les douleurs de ce cœur navré de tristesse ; il implore son assistance et ses conseils. Quel impénétrable mystère ! Elle s’intéresse à mon sort, je n’en puis douter : loin de m’éviter, elle se plaît avec moi ; quand j’arrive, elle marque de la joie, et du regret quand je pars ; elle reçoit mes soins avec bonté ; mes services paraissent lui plaire ; elle daigne me donner des avis, quelquefois même des ordres. Cependant, elle rejette mes sollicitations, mes prières. Quand j’ose parler d’union, elle m’impose impérieusement silence ; et, si j’ajoute un mot, elle me quitte à l’instant. Par quelle étrange raison veut-elle bien que je sois à elle sans vouloir entendre parler d’être à moi ? Vous qu’elle honore, vous qu’elle aime et qu’elle n’osera faire taire, parlez, faites-la parler ; servez votre ami, couronnez