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NOUVEL ORGANUM.

vérités inébranlables, elle en déduit les axiomes moyens ou les y rapporte pour les juger ; c’est celle-ci qu’on suit ordinairement. L’autre part aussi des sensations et des faits particuliers ; mais s’élevant avec lenteur par une marche graduelle et sans franchir aucun degré, elle n’arrive que bien tard aux propositions les plus générales ; cette dernière méthode est la véritable, mais personne ne l’a encore tentée[1].

XX. L’entendement abandonné à lui-même suit précisément la même marche que lorsqu’il est dirigé par la dialectique ; car l’esprit humain brûle d’arriver aux principes généraux pour s’y reposer ; puis après s’y être un peu arrêté, il dédaigne l’expérience. Mais la plus grande partie du mal doit être imputée à la dialectique, qui nourrit l’orgueil humain par le vain étalage et le faste des disputes.

XXI. L’entendement abandonné à lui-même dans un homme judicieux, patient et circonspect, surtout lorsqu’il n’est arrêté par aucune prévention née des opinions reçues, fait quelques pas dans cette autre route qui est la vraie, mais il y avance bien peu ; l’entendement, s’il n’est sans cesse aidé et dirigé, étant sujet à mille inconséquences, et tout à fait incapable par lui-même de pénétrer dans les obscurités de la nature.

XXII. L’une et l’autre méthode, partant également des sensations et des choses particulières, se reposent dans les plus générales, mais avec cette différence immense que l’une ne fait qu’effleurer l’expérience et y toucher pour ainsi dire en courant, au lieu que l’autre s’y arrête autant qu’il le faut et avec méthode. De plus, la première établit de prime-saut je ne sais quelles généralités abstraites, vagues et inutiles, au lieu que la dernière s’élève par degrés aux principes réels et avoués de la nature.

XXIII. Ce n’est pas une légère différence que celle qui se trouve entre les fantômes de l’esprit humain et les idées de l’esprit divin, je veux dire entre certaines opinions frivoles et les vraies marques, les vraies caractères empreints dans les créatures, quand on sait les voir telles qu’elles sont.

XXIV. Il ne faut pas s’imaginer que des principes établis par la simple argumentation puissent être jamais d’un grand usage pour inventer des moyens réels et effectifs, la subtilité de la nature surpassant infiniment celle des arguments ; mais les principes extraits des faits particuliers avec ordre et avec méthode conduisent aisément à de nouveaux faits particuliers, et c’est ainsi qu’ils rendent les sciences actives.

  1. Voy. aph. 103, 105 et suiv.