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Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/11

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LIVRE PREMIER.

XXV. D’où ont découlé les principes sur lesquels on se fonde aujourd’hui ? D’une poignée de petites expériences, d’un fort petit nombre de faits très familiers, d’observations triviales ; et comme ces principes sont, pour ainsi dire, taillés à la mesure de ces faits, il n’est pas étonnant qu’ils ne puissent conduire à de nouveaux faits. Que si par hasard quelque fait contradictoire[1], qu’on n’avait pas d’abord aperçu, se présente tout à coup, on sauve le principe à l’aide de quelque frivole distinction, au lieu qu’il aurait fallu corriger d’abord le principe même.

XXVI, Ce produit de la raison humaine, dont nous faisons usage pour raisonner sur les opérations de la nature, nous l’appelons anticipations de la nature ; attendu que ce n’est qu’une production fortuite et prématurée. Mais les autres connaissances que nous tirons des choses observées et analysées avec méthode ; nous les appelons interprétations de la nature.

XXVII. Les anticipations n’ont que trop de force pour extorquer notre assentiment ; car, après tout ; si les hommes, étant tous atteints de la même folie, extravaguaient précisément de la même manière, ils pourraient encore s’entendre assez bien.

XXVIII. Je dis plus ; les anticipations subjuguent plus aisément notre raison que ne le font les interprétations de la nature, les premières n’étant extraites que d’une poignée de cette sorte de faits qu’on rencontre à chaque instant, que l’entendement reconnaît aussitôt et dont l’imagination est déjà pleine ; au lieu que, les interprétations étant formées de notions prises çà et là, extrêmement différentes et fort éloignées ; soit les unes des autres, soit des idées communes, ne peuvent aussi promptement frapper notre esprit ; et les opinions qui en résultent, ne se mariant pas aussi aisément aux opinions reçues, semblent étranges, malsonnantes, et sont comme autant d’articles de foi.

XXIX. Les anticipations et la dialectique sont assez utiles dans les sciences qui ont pour base les opinions et les maximes reçues, vu qu’alors il s’agit plus de subjuguer les esprits que les choses mêmes.

XXX. Quand tous les esprits de toutes les nations et de tous les siècles, concertant leurs travaux et se transmettant réciproquement leurs découvertes, formeraient une sorte de coalition, les sciences n’en feraient pas de plus grands progrès par le seul moyen des

  1. Il y a dans le texte instantia abiqua « Par ce mot, instantia, qui est employé très souvent dans le Nouvel Organum, l’auteur, dit M. Bouillet (éd. de Bacon, II, p. 469), entend un fait particulier, une expérience, un exemple. Ce mot, qui n’est nullement latin dans ce sens, n’est que le mot anglais instance, exemple, latinisé »