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NOUVEL ORGANUM.

après avoir échappé au naufrage, et pressé par cette question de certains dévots : « Hé bien, reconnaissez-vous actuellement qu’il y a des dieux ? » répondit sans hésiter : « À la bonne heure ! Mais montrez-nous aussi les portraits de ceux qui, ayant fait un vœu, n’ont pas laissé de périr. » Il en faut dire autant de toutes les opinions ou pratiques superstitieuses, telles que les rêves de l’astrologie judiciaire, les interprétations de songes, les présages, les némésis[1] et autres. Les hommes infatués de ces chimères ont grand soin de remarquer les événements qui cadrent avec la prédiction ; mais quand la prophétie tombe à faux, ce qui arrive le plus souvent, ils ne daignent pas même y faire attention. Ce genre de préjugés serpente et s’insinue encore plus subtilement dans les sciences et la philosophie ; là, ce dont on est une fois engoué tire tout à soi et donne sa teinte à tout le reste, même à ce qui en soi-même a plus de vérité et de solidité. Je dis plus : abstraction faite de cet engouement et de ces puériles préventions, c’est une illusion propre et inhérente à l’esprit humain d’être plus affecté et plus entraîné par les preuves affirmatives que par les négatives, quoique, suivant la raison, il dût se prêter également aux unes et aux autres. On peut même tenir pour certain qu’au contraire, lorsqu’il est question d’établir ou de vérifier un axiome, l’exemple négatif a beaucoup plus de poids.

XLVII. Ce qui remue le plus fortement l’entendement humain, c’est ce que l’esprit conçoit aisément et qui le frappe aussitôt ; en un mot, ce qui se lie aisément aux idées dont l’imagination est déjà remplie et même enflée. Quant aux autres idées, par l’effet naturel d’une prévention dont il ne s’aperçoit pas lui-même. Il les façonne, il les suppose tout à fait semblables à celles dont il a l’esprit obsédé : mais faut-il passer rapidement de ces idées si familières à des faits très-éloignés et très-différents de ceux qu’il connaît, genre de faits qui sont, pour les axiomes, comme l’épreuve du feu ; l’esprit ne se traîne plus qu’avec peine, et ne peut franchir cette grande distance, à moins qu’on ne lui fasse violence à cet égard, et qu’il n’y soit forcé par la plus impérieuse nécessité.

XLVIII. L’entendement humain ne sait point s’arrêter et semble haïr le repos ; il veut aller toujours en avant, et trop souvent c’est en vain qu’il le veut. Par exemple, on a beau vouloir imaginer les extrémités de l’univers, on n’en peut venir à bout ; et quelques limites qu’on y veuille supposer, on conçoit toujours quelque chose au delà. Il n’est pas plus facile d’imaginer comment l’éter-

  1. C’est-à-dire les retours de fortune, les biens et les maux qui attestent la providence divine. ED.