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LIVRE PREMIER.

nité a pu s’écouler jusqu’à ce jour ; car cette distinction qu’on fait ordinairement d’un infini a parte ante, et d’un infini a parte post, est tout à fait insoutenable. De cette double opposition il s’ensuivrait qu’il existe un infini plus grand qu’un autre infini, que l’infini peut s’épuiser, qu’il tend au fini, etc. Telle est aussi la subtile recherche qui a pour objet la divisibilité de certaines lignes à l’infini, recherche qui fait bien sentir à l’esprit sa faiblesse. Mais cette faiblesse se fait sentir d’une manière tout autrement préjudiciable dans la recherche des causes : car, quoique les faits les plus généraux de la nature doivent seulement être constatés, et donnés comme tels, et que la cause en soit insaisissable, néanmoins l’entendement humain, qui ne sait point s’arrêter, demande encore quelque chose de plus connu pour les expliquer ; mais alors, pour avoir voulu aller trop loin, il retombe dans ce qui le touche de trop près, dans les causes finales, qui tiennent infiniment plus à la nature de l’homme qu’à celle de l’univers. C’est de cette source qu’ont découlé tant de préjugés dont la philosophie est infectée ; et c’est également le propre d’un esprit superficiel et peu philosophique de demander la cause des faits les plus généraux, et de ne rien faire pour connaître celle des faits inférieurs et subordonnés à ceux-là.

XLIX. L’œil de l’entendement humain n’est point un œil sec, mais au contraire un œil humecté par les passions et la volonté ; ce qui enfante des sciences arbitraires et toutes de fantaisie, car plus l’homme souhaite qu’une opinion soit vraie, plus il la croit aisément. Il rejette donc les choses difficiles parce qu’il se lasse bientôt d’étudier, les opinions modérées parce qu’elles rétrécissent le cercle de ses espérances, les profondeurs de la nature parce que la superstition lui interdit ces sortes de recherches, la lumière de l’expérience par mépris, par orgueil, et de peur de paraître occuper son esprit de choses basses et périssables, les paradoxes parce qu’il redoute l’opinion du grand nombre. Enfin c’est en mille manières, quelquefois imperceptibles, que les passions modifient l’entendement humain, en teignent, pour ainsi dire, et en pénètrent toute la substance.

L. Mais le plus grand obstacle et la plus grande aberration de l’entendement humain a pour cause la stupeur, l’incompétence et les illusions des sens. Nous sommes constitués de manière que les choses qui frappent immédiatement nos sens l’emportent dans notre esprit sur celles qui ne les frappent que médiatement, quoique ces dernières méritent la préférence. Ainsi, dès que notre œil est en défaut, toutes nos réflexions cessent à l’instant ; on n’observe