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LIVRE PREMIER.

est dans le vrai chemin devance aisément un bon coureur qui est hors de la route ; » à quoi l’on peut ajouter que, plus celui qui est hors de la route est léger à la course, et plus il s’égare.

Au reste notre méthode d’invention laisse bien peu d’avantage à la pénétration et à la vigueur des esprits, on peut dire même qu’elle les rend tous presque égaux ; car lorsqu’il est question de tracer une ligne bien droite, ou de décrire un cercle parfait, si l’on s’en fie à sa main seule ; il faut que cette main-là soit bien sûre et bien exercée : au lieu que si l’on fait usage d’une règle ou d’un compas, alors l’adresse devient tout à fait ou presque inutile ; il en est absolument de même de notre méthode. Or, quoique les réfutations proprement dites ne puissent avoir lieu ici, nous ne laisserons pas de faire en passant quelques observations sur ces sectes ou ces théories fausses ou hasardées. Peu après nous indiquerons les signes. extérieurs auxquels on peut reconnaître qu’elles sont mal constituées, et nous viendrons enfin aux causes d’un si durable, si unanime et si pernicieux accord dans l’erreur, afin qu’ensuite la vérité fasse jour dans les esprits avec moins de violence et que l’entendement humain consente plus aisément à se laisser délivrer et pour ainsi dire purger de tous ses fantômes.

LXII. Les fantômes de théâtre, ou de théorie, sont déjà presque innombrables ; cependant leur nombre peut croître encore, et c’est ce qui arrivera peut-être un jour : car si les esprits, durant tant de siècles, n’eussent pas toujours été presque uniquement occupés de religion et de théologie, et que les gouvernements eux-mêmes, surtout dans les monarchies, n’eussent pas témoigné une si grande aversion pour les nouveautés de ce genre, et même pour toutes les spéculations qui tendent indirectement au même but, aversion telle que, si quelques écrivains s’en occupent encore de notre temps, ce n’est qu’aux risques et au détriment de leur fortuné qu’ils osent le faire, trop assurés d’être en le faisant, non-seulement frustrés des récompenses auxquelles ils pourraient prétendre, mais même sans cesse exposés à l’envie ou au mépris ; sans ces obstacles, dis je, nul doute que de nos jours on n’eut vu naître une infinité de sectes et de systèmes philosophiques semblables à ceux qu’on vit autrefois, dans la Grèce, se multiplier et se diversifier si prodigieusement. Car de même que sur les phénomènes céleste on peut imaginer différents systèmes du monde, on peut aussi, sur les phénomènes qui sont l’objet de la philosophie, bâtir une infinité de dogmes. Or, ces pièces que les philosophes viennent ainsi jouer successivement ressemblent fort à celles qui paraissent sur le théâtre des poètes ; elles sont plus artistiquement composées et plus