Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/247

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duc de Florence, au sujet des amis perfides ou négligents, a je ne sais quoi d’austère et de désolant ; les torts de cette espèce lui semblaient impardonnables. « La loi divine, disait-il, nous commande de pardonner à nos ennemis, mais elle ne nous commande point de pardonner à nos amis. » Mais Job parlait dans un meilleur esprit lorsqu’il disait : « N’est-ce pas de la main de Dieu que nous tenons tous les biens dont nous jouissons ? Ne devons-nous pas accepter de la même main les maux que nous souffrons ? » Il en doit être de même des amis qui nous abandonnent ou nous trahissent. Tout homme qui médite une vengeance ne fait que rouvrir sa plaie, que le temps seul aurait fermée.

Les vengeances entreprises pour une cause commune sont presque toujours heureuses, comme le prouvent assez les succès des conjurations formées pour venger la mort de Jules-César, celle de Pertinax et celle de Henri III, roi de France ; mais il n’en est pas de même des vengeances particulières. Disons plus : les hommes vindicatifs, dont la destinée est semblable à celle des sorciers, commencent par faire beaucoup de malheureux et finissent par l’être eux-mêmes.

V. — De l’adversité.

Une des plus belles pensées de Sénèque, pensée d’une grandeur et d’une élévation vraiment stoïques, c’est celle-ci ; « Les biens attachés à la prospérité ne doivent exciter que nos désirs ; mais les biens propres à l’adversité doivent exciter notre admiration. » Certes, si l’on doit qualifier de miracle tout ce qui commande à la nature, c’est surtout dans l’adversité qu’on en voit. Une autre pensée encore plus haute que celle dont nous venons de parler, et même trop haute pour un païen, c’est la suivante : « Le plus grand et le plus beau spectacle, c’est de voir réunies dans un même individu la fragilité d’un homme et la sécurité d’un dieu. » Cette pensée aurait mieux figuré dans la poésie, genre auquel semblent appartenir ces sentiments si élevés ; et la vérité est que les poètes n’ont pas tout à fait négligé ce noble sujet ; car c’est cette sécurité même qui semble être figurée par une fiction assez étrange des anciens poètes, fiction qui renferme quelque mystère et qui se rapporte visiblement à une disposition de l’âme très-analogue à celle du vrai chrétien ; les poètes, dis-je, ont feint qu’Hercule, dans l’expédition entreprise pour délivrer Prométhée (qui représente la nature humaine), traversa l’Océan dans un vase d’argile : allégorie qui peint assez vivement ce courage qu’inspire le christianisme et qui met l’homme en état de cingler, dans le vaisseau d’une chair