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ESSAIS DE MORALE ET DE POLITIQUE

comme son unique ressource, et qui en conséquence la souhaite, est un signe assuré et infaillible qu’un État est disposé aux troubles et aux séditions. Si ce grand nombre d’hommes ruinés, obérés et nécessiteux se trouve en même temps dans les hautes classes et parmi le bas peuple, le danger n’en est que plus grand et plus imminent ; car les pires révoltes sont celles qui viennent du ventre. Quant aux mécontentements, ils sont dans le corps politique ce que les humeurs corrompues sont dans le corps humain, leur effet ordinaire étant aussi d’exciter une chaleur excessive et d’y causer une inflammation. Mais alors le prince ou le gouvernement ne doit pas mesurer le danger sur Ia justice ou l’injustice des motifs qui ont ainsi aliéné les esprits ; ce serait supposer au peuple beaucoup plus de raison et de justice qu’il n’en a communément : trop souvent on le voit regimber contre ce, qui peut lui être utile. Encore moins doit-il juger du péril par l’importance ou la réalité des griefs tendant à soulever la multitude ; car lorsque la crainte est beaucoup plus grande que le mal, les mécontentements publics n’en sont que plus dangereux, attendu que la douleur a une mesure, au lieu que la crainte n’en a point ; sans compter que, dens les cas où l’oppression est portée à son comble, cette oppression même qui a lassé la patience du peuple lui ôte le courage et le pouvoir de résister ; mais il n’en est pas de même lorsqu’il n’a que des craintes. Le prince, ou le gouvernement, ne doit pas non plus se trop rassurer par cette seule considération que les mécontentements, qui se manifestent alors, ont eu lieu fréquemment, ou subsistent depuis longtemps sans qu’il en soit encore résulté d’inconvénient notable. Car, quoique tout nuage n’excite pas une tempête, cependant, s’il en passe beaucoup, à la fin il en viendra un qui crèvera et qui donnera du vent ; et si tous ces petits nuages qu’on méprise viennent à se réunir, la tempête, pour avoir été un peu retardée, n’en sera que plus affreuse : c’est ce que dit un proverbe espagnol : « Lorsqu’on est au bout de la corde, la plus petite force suffit pour la rompre.

Les motifs ou les causes les plus ordinaires des séditions sont les grandes et soudaines innovations par rapport à la religion, aux lois, aux coutumes antiques, etc., les infractions de privilèges et d’immunités, l’oppression générale, l’avancement des hommes sans mérite, l’instigation des puissances étrangères, l’arrivée d’une multitude d’étrangers ou une prédilection trop marquée pour quelques-uns d’entre eux, les grandes chertés, des armées licenciées tout à coup et sans précaution, des factions poussées à bout ; en un mot, tout ce qui peut irriter le peuple et coaliser un grand nombre de mécontents en leur donnant un intérêt commun.