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ESSAIS DE MORALE ET DE POLITIQUE

jouer à Prométhée le rôle d’Épiméthée, car il n’est point de remède plus efficace. Des qu’Épiméthée, dit la fable, vit que tous les maux étaient sortis de la boîte de Pandore, il laissa tomber le couvercle, et par ce moyen l’espérance resta au fond de la boite. En effet, amuser les hommes en les berçant d’espérances, et les mener avec dextérité d’une espérance à l’autre, est le plus sùr antidote contre le poison du mécontentement, et le caractère distinctif d’un gouvernement prudent et sage est cette adresse même à endormir les sujets, en les nourrissant d’espérances lorsqu’il lui est impossible de leur procurer une satisfaction plus réelle, et de savoir gouverner les esprits de manière que, dans le cas même d’un malheur inévitable, il leur reste toujours quelque espérance d’en échapper ; ce qui n’est pas si difficile qu’on pourrait le penser, les individus ainsi que les factions étant naturellement disposés à se flatter eux-mêmes, ou du moins à affecter, pour faire parade de leur courage, les espérances qu’ils n’ont point.

Une autre méthode pour prévenir les funestes effets du mécontentement général, méthode fort connue, mais qui n’en est pas moins sûre, c’est de n’épargner aucun moyen pour empêcher que le peuple ne se porte vers quelque personnage distingué qui puisse lui servir de chef, en former, un corps régulier et diriger tous ses mouvements. J’entends par chef un homme d’une naissance illustre. Jouissant d’une grande réputation, assuré de la confiance du parti mécontent, ayant lui-même des sujets particuliers de mécontentement, et vers lequel par conséquent le peuple tourne naturellement les yeux. Lorsqu’un personnage si dangereux se trouve dans un État, il faut tout faire pour le gagner, l’engager à se rapprocher du gouvernement, et l’y attacher, non pas en passant, mais fortement et par des avantages solides qu’il ne puisse espérer du parti opposé, ou, si l’on n’y peut réussir, il faut lui opposer quelque autre sujet distingué dans le même parti, et qui puisse, en partageant avec lui la faveur populaire, balancer son influence. Généralement parlant, la méthode de diviser et de morceler, pour ainsi dire, les factions et les ligues qui se forment dans un État, en commettant les chefs les uns avec les autres, ou du moins en semant, faisant naître entre eux des défiances et des jalousies ; cette méthode, dis-je, n’est rien moins que méprisable, car si ceux qui tiennent pour le gouvernement sont divisés et luttent les uns contre les autres, tandis que les factieux agissent de concert et sont étroitement unis, tout est perdu.

J’ai aussi observé, en parcourant l’histoire, que certains mots ingénieux et piquants, que des princes ou autres personnages émi-