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NOUVEL ORGANUM.

En premier lieu, ce qu’on dit de la cessation des anciennes philosophies après la publication des œuvres d’Aristote est faux car long-temps après, savoir, du temps de Cicéron, et même dans les siècles ultérieurs, les ouvrages des anciens philosophes existaient encore, mais depuis, les barbares ayant inondé l’empire romain, et la science humaine ayant pour ainsi dire fait naufrage, alors enfin la philosophie d’Aristote et celle de Platon telles que des planches moins compactes et plus légères, se soutinrent sur les îlots du temps. Et, pour peu qu’on y regarde de plus près, on s’apercevra aisément que ce consentement unanime n’est qu’un signe trompeur. La véritable unanimité est celle qui règne entre des hommes qui, dans toute la liberté de leur jugement et après un mûr examen, tombent d’accord sur les mêmes points, mais comme cette multitude d’hommes, qui semblent être tous du même sentiment sur la philosophie d’Aristote, ne s’accordent ainsi que par l’effet d’un même préjugé et d’une même déférence pour une autorité qui les subjugue tous, c’est plutôt un assujettissement commun, une coalition d’esclaves, qu’un vrai consentement. D’ailleurs, quand ce prétendu consentement serait aussi réel et aussi universel qu’on le dit, tant s’en faut qu’une telle unanimité doive être tenue pour une véritable et solide autorité, qu’au contraire il fait naître une violente présomption en faveur du sentiment opposé, et dans les choses intellectuelles, c’est de tous les signes le plus suspect. Il faut toutefois en excepter les questions de théologie et de politique, où le droit de suffrage doit subsister, car au fond rien ne plaît au grand nombre que ce qui flatte l’imagination et enlace l’entendement en se liant aux notions vulgaires, comme nous l’avons déjà fait entendre. Ainsi, ce mot si connu que Phocion appliquait aux mœurs s’applique également bien aux opinions philosophiques « Lorsque la multitude, disait-il, est d’accord avec vous et vous applaudit, ayez soin aussitôt de vous bien examiner vous-même, afin de voir si, soit dans vos discours ou dans vos actions, il ne vous serait pas échappé quelque sottise. » Cette unanimité est donc un fort mauvais signe. Ainsi, concluons en général que les signes qui peuvent nous mettre en état de juger de la vérité et de la solidité des doctrines ne nous annoncent rien de bon par rapport aux philosophies en vogue de nos jours, soit qu’on en juge par leur origine, par leurs fruits, par leurs progrès, par l’aveu des inventeurs ou des maîtres, ou même par l’approbation universelle dont elles semblent jouir. C’est désormais un point hors de doute.

LXXVIII. Il est temps de montrer par quelles causes, non moins puissantes que multipliées les nations se sont attachées