Page:Œuvres de C. Tillier - I.djvu/240

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Benjamin, comme tous les grands hommes, n’était jamais pris au dépourvu par les circonstances.

— Il ne sera pas dit, répondit-il, que deux hommes d’esprit comme nous n’aient pu manger une volaille rôtie faute de broche. Si vous m’en croyez, nous embrocherons nos poulets avec la lame de mon épée et Gaspard que voilà la tournera par la garde.

Vous n’auriez jamais pensé à cet expédient, vous, ami lecteur, mais aussi mon oncle avait assez d’imagination pour faire dix romanciers de notre époque.

Gaspard, qui ne mangeait pas souvent de poulet, se mit joyeusement à la besogne ; au bout d’une heure les poulets étaient rôtis à point. On retourna un cuvier à lessive et on le traîna auprès du feu ; le couvert fut dressé dessus, et, sans sortir de leur place, les convives se trouvèrent à table. Les verres manquaient ; mais le toulon ne chômait pas pour cela ; on buvait par la bonde comme au temps d’Homère ; cela n’était pas commode, mais tel était le caractère stoïque de mon oncle qu’il aimait mieux boire ainsi le bon vin que de la piquette dans des verres de cristal. Malgré les difficultés de toute espèce que présentait l’opération, les poulets furent bientôt expédiés. Depuis longtemps les infortunés volatiles n’étaient plus qu’une carcasse dénudée, et cependant les deux amis buvaient toujours. M. Susurrans, qui n’était, ainsi que nous vous l’avons dit, qu’un tout petit homme, dont l’estomac et le cerveau se touchaient presque, était ivre autant qu’on peut l’être ; mais Benjamin, le grand Benjamin, avait conservé la majeure partie de sa raison, et il prenait en pitié son faible adversaire ; pour Gaspard, auquel on avait passé quelquefois le toulon, il alla un peu au delà des limites de la tempérance, le respect filial ne me permet pas de me servir d’une autre expression.

Telle était la situation morale des convives lorsqu’ils quittèrent le cuvier. Il était alors quatre heures, et ils se disposaient à se mettre